Les derniers Bôsôzokus – pour de vrai cette fois

Le titre de la présente critique fait évidemment écho à celle rédigée pour l’occasion de Shônan Junaï Gumi du fait que Bakuon Retto, ici, chronique les aventures de Bôsôzokus – ces délinquants japonais à moto – au crépuscule de ce que représentait ce mouvement aujourd’hui révolu. L’entame de l’histoire s’accomplit dans les années 1980 tandis que la parution, elle, se poursuivra de 2002 à 2018. Le récit, ainsi, se conte comme une longue hagiographie dédiée à l’âge d’or des Bôzôsokus ; l’ultime adieu adressé à un phénomène mythique.


Avec le présent Furyo, point de glorification de la délinquance ou de prétexte à en rire, Bakuon Retto s’accepte ici comme un Seinen franc dont le parti-pris narratif s’oriente vers le strict réalisme. Sans complaisance aucune, Tsutomu Takahashi nous jette sous les roues des bolides au milieu desquels l’odeur de l’essence et du sang coagulé paraît émaner de chaque planche. Le rendu est d’autant mieux crédibilisé que Tsutomu Takahashi fut lui-même un de ces loubards de l’époque. L’introspection, dès lors, n’en est que plus immersive alors qu’on jurerait y être à chaque instant.


Ainsi Bakuon Retto ne recense alors pas les fantasmes ou les bons souvenirs de son concepteur, mais se sera méticuleusement employé à évoquer la plus glorieuse époque des Bôsôzokus afin de nous la rapporter dans ce qu’elle avait de vrai. Et à cette jeunesse, Takahashi lui fait honneur plus que de rigueur, aussi bien dans la forme que le fond de son propos.


Car il y a à dire sur la forme ; des choses bien notamment. Exclusivement, même. Le style graphique de Takahashi, pour ce qui est de l’élaboration de ses personnages, tend vers le style d’un certain Takehiko Inoue auquel aurait été mêlé du Akio Tanaka et du Hirohiko Araki des dernières heures dans lequel, en plus, on aurait l’encre versé l’encre acerbe d’Hiroaki Samura afin de rajouter à la composition – pourtant déjà délectable – une touche de rudesse pleine d’impacts pour ce qui est de la brutalité de ses traits. Soigné comme c’est, on sait déjà que le regard sera ravi à outrance avant même que le cœur ou la cervelle n’aient été sollicités par la lecture en cours.


Mais ce n’est pas tout de savoir dessiner, aussi faut-il orchestrer les esquisses pour créer un sentiment, que le spectacle ne soit pas que celui d’un sens du sublime glacé - ce que seront les autres créations de l'auteur par ailleurs.

Et cela s’accomplit apparemment sans peine dès lors où Tsutomu Takahashi fait naître de la tension même dans le calme et la sérénité. S’il a un sentiment à nous transmettre, nous le sentirons passer à la lecture, c’est chose certaine. Pour un peu, j’avais une semi molle à voir vrombir les bolides alors que la mécanique m’est chose étrangère, voire même rebutante. Ces bécanes monstrueuses, on les entendrait presque à travers le papier par la seule force du crayonné de l’auteur ; il y a de la puissance qui nous jaillit à la gueule plein les planches. Les effets font beaucoup, mais jamais de trop ; ce qu’on lit reste éminemment réaliste, et c’est sans doute pour cela que ça nous parvient si facilement.


Le manga s’accepte comme une sorte de Nekketsu dans le milieu des Bôsozokus. Le personnage principal, sans jamais avoir touché une moto de sa vie ou aligné un coup de poing, apprendra à se familiariser avec les deux roues et la baston de rue en partant de zéro – c’est le cas de le dire puisque c’est le nom de son gang – pour progressivement monter les échelons.


La vie de Takashi et de ses camarades ne s’en tient pas uniquement à la bécane et aux démonstrations de force, mais s’attarde aussi sur sa vie de famille, l’entrée dans la vie active ainsi que son parcours académique. On ne retrouve pas le dramatisme bêlant des parents qui se perdent dans des discours lénifiants à n’en plus finir. La déception de la mère de Takashi – comme celle de tant d’autres parents dans ce manga – est pareille à celle que ressentirait n’importe quelle mère ayant de sentiment d’avoir perdu son emprise sur son fils au point même de l’abandonner.


Les enjeux paraissent tellement réels. Nous sommes bien loin des guerres de gang fantasmées de Tôru Fujisawa ; ici, chaque conséquence est pesée et sous pesée. On jurerait que ce qu’on lit ici s’est déjà passé tant tout nous paraît authentique à souhait, des personnages aux actes. L’arc Gokuraku aura paru si réel qu’on se sentait légitimement inquiet pour les personnages en présence ; car il y avait de quoi.


Mais l’arrivée de Ooki change tout. Alors qu’il sort d’on ne sait où pour faire on ne sait trop quoi et servir de bras droit providentiel à Takashi, voilà qu’il vient rajouter du piment à une recette qui s’en passait bien et qui se sera gâtée en conséquence. Kumiko, plus tard, sera un ressort tout aussi insupportable.


Et le drame mue en dramatisme avec le coup de l’irrésistible et incontournable accident de moto s’achevant par deux morts. Bien entendu, c’était la faute du chauffeur de camion et pas de ces deux cons de loubards, évidemment respectueux du code de la route. Un accident qui sera suivi de nombreux autres pour relancer la machine à drames. C’en est si prévisible et convenu qu’on s’en détourne volontiers tant ce drame nous est forcé en travers de la gorge. De même pour les intrigues de Yakuza à base de kidnapping, la grossesse non désirée et autres facéties… On fait dans l’excès par petites doses pour relancer fréquemment le moteur. Les intrigues et les personnages perdent qui plus est en intérêt ; Shônan Junaï Gumi nous avait gratifié de tout cela déjà, les dessins en moins, mais l’humour en plus. L’arc de l’Ambassadeur de l’Enfer paraissait ici sorti d’un mauvais Shônen, très loin de l’œuvre des débuts. Et ne parlons pas de l’idéalisme consistant à réunir tous les gangs sous une même bannière pour un jour avec tout l’assortiment de niaiseries. Le réalisme, décidément, n’est plus que chose lointaine.


La question de l’identité et du refus de rejoindre le monde normal au-delà du gang est abondamment abordée. Takashi ne se conçoit que comme un Bôsôzoku et crève à l’idée de ne plus en être un un jour. Mais ce jour viendra, et bien plus tôt qu’il ne le croit.

Et la prison… ô la prison. Le personnage de Yoshigiwa surtout… c’est donc comme ça que les anciens Bôsôzokus se représentent les profils plus intellectuels ? Je dois admettre que c’était risible. Et heureusement d’ailleurs ; le rire permettait ainsi de tromper l’ennui. Car tout cela finit très vite par aussi barbant que ne le fut Say Hello to Black Jack en ne faisant que trop traîner son séjour sous nos yeux.

Bakuon Retto a en effet prolongé son existence d’au moins neuf volumes au-delà des limites qui le rendaient acceptables et même, appréciable.


La conclusion, cependant, vise juste. Takashi prend du recul sur ce qu’était sa vie de Bôsôzoku et, s’il ne la regrette pas, observe toute la vacuité de la chose. Ils ne faisaient que rouler sur des routes arpentées par cent fois déjà, et jamais sans que cela ne serve un but précis. L’exaltation des premiers jours était devenue pour lui une routine pestilentielle. Son fardeau n’est plus le sien, il le transmet en abandonnant ses clés ; de là, il ne lui reste plus qu’à aller de l’avant, sans regret ni amertume, mais parce que cela ne pouvait pas se finir autrement. C’est une belle fin toute en retenue qui, plutôt que de frapper fort, frappe là où il faut. Tsutomu Takahashi n’a fait preuve d’aucune complaisance alors qu’il portait son regard sur sa jeunesse de loubard, mais il ne l’a certainement pas désavouée pour autant.

Josselin-B
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le 11 août 2023

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Josselin Bigaut

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