La nuit d’Halloween est l’occasion pour Bruce Wainwright d’enfiler le costume de ses rêves. Avec un tel nom à connotation super-héroïque, ce garçon de huit ans était probablement prédestiné à porter la cape et le masque de Batman. Comme le rapporte son oncle Alton Frederick (Al-Fred) : « Ça lui plaisait d’être « presque Batman ». Il aimait faire une pause entre « Wain » et « -wright », quand il se présentait. » D’entrée, Kurt Busiek et John Paul Leon dissipent à cet égard tout malentendu : ils introduisent un Bruce absorbé, devant son petit déjeuner, par un comic book dédié à l’homme chauve-souris. Entre le jeune lecteur et le chevalier de Gotham, une filiation évidente apparaît ; elle se verra bientôt renforcée par un drame dont ils s’avèrent les héritiers communs. Alors que leur soirée d’Halloween s’achève, Bruce et ses parents tombent, en rentrant chez eux, nez à nez avec des cambrioleurs armés. Bruce, touché par balles, passe deux mois dans le coma. Entretemps, ses parents ont été enterrés sans qu’il ait été en mesure d’assister à la cérémonie – et encore moins de faire son deuil.


Le temps passe, mais les blessures intérieures ne guérissent pas. Bruce Wainwright, devenu orphelin comme son idole capée, maugrée contre les injustices et la criminalité. Il est profondément affecté par la disparition de ses parents, mais ne peut verbaliser ses sentiments qu’auprès du Dr Lester, un thérapeute qu’il ne porte pas dans son cœur. Il continue certes d’admirer les chauve-souris dans la volière du zoo local, quand son oncle Alfred consent à l’y emmener, mais ce n’est qu’une parenthèse fugace dans une existence de solitude, de douleurs et de visions étranges. À l’école, parce qu’il a perdu ses parents et se réfugie volontiers dans les comics, il subit les moqueries des autres élèves – deux vignettes suffisent à l’illustrer parfaitement. La nuit venue, il semble vivre par procuration les pérégrinations d’un Batman spectral et inquiétant. Si ce dernier apparaît irréel, des criminels sollicitent pourtant la protection de la police en arguant qu’ils sont menacés par « un monstre », « un truc tout noir avec des ailes et des yeux rouges ».


Nous sommes déjà à un tournant du récit. La pluralité des narrateurs, avec une distribution de la parole glissant continuellement de Bruce à son oncle et réciproquement, est (partiellement) à l’œuvre. Alton Frederick fait fructifier l’héritage de son neveu à travers Wainwright Investments. L’agent Gordon, qui a enquêté sur le meurtre des parents de Bruce, a partie liée avec lui. Surtout, le fameux Batman spectral apparaît comme une seconde nature que le jeune héros de Kurt Busiek cherche tant bien que mal à maîtriser. Le « garçon prodige », comme le surnomme Forbes, suit une maîtrise d’économie à Harvard et se révèle à travers plusieurs citations. Certains tiennent de l’évidence : « Pour ce qui est des références à Batman, on ne faisait pas mieux que moi. » En effet, Créature de la nuit n’est qu’une relecture réaliste de Batman, en certains points similaire à celle opérée dans Superman : Secret Identity. D’autres phylactères éclairent la relation qui unit Bruce au Batman fantasmagorique qui peuple ses songes : « Je pouvais voir à travers ses yeux. Partager ses allées et venues, ses expériences, même ses souvenirs. Parfois, je passais des nuits entières à rôder avec lui. » D’autres, enfin, demeurent de l’ordre de l’illusion, voire du déni : « J’étais jeune, riche, apprécié des femmes… j’étais à la place que je souhaitais… j’étais celui que je voulais être. »


Pour comprendre ce dernier point, pivot essentiel d’une intrigue psychologisante, il faut se remémorer les paroles du dernier psychothérapeute de Bruce. Dans les deux derniers chapitres d’un récit elliptique divisé en quatre parties, les éléments s’amoncellent et s’éclairent mutuellement. « Ce personnage [le Batman spectral] est un mécanisme de défense », « il vous enchaîne ». Désormais adulte, Bruce ne parvient toujours pas à s’accomplir. Ses traumatismes d’enfance demeurent irrésolus. La mort de ses parents, celle, apprise tardivement, de son frère jumeau – qu’il imagine derrière le masque du Batman spectral – l’empêchent de s’épanouir sainement. L’incommunicabilité et un besoin irrépressible de justice sont à l’origine des visions qui l’assaillissent. « Frère Batman va tout arranger. Fantôme, démon, ange gardien. Batman arrange tout. » Bruce estime que « quelqu’un doit nettoyer toute cette frange », « purifier Boston » en essayant de la « balayer d’un seul coup ». Mais il finit par comprendre : « N’étaient-ce que… des mirages ? Des adversaires rêvés, simplistes, sur lesquels taper ? »


Cela est en fait doublement intéressant. Bruce s’est enferré dans une chimère protectrice, sur laquelle il a résolument prise, par l’intermédiaire d’un Batman imaginaire (qu’il campe en fait lui-même, par dédoublement de personnalité ?). C’est par ailleurs, en filigrane, l’effet cathartique des comics que semble évoquer Kurt Busiek. Les méchants des bandes dessinées, souvent condamnés à être déjoués, ne sont-ils que des exutoires rassurants, dont les échecs répétés soulagent nos inquiétudes et notre besoin d’exorciser l’injustice sous toutes ses formes ? Les « symboles protecteurs » prennent ici un double sens et apportent une densité considérable à l’histoire. La dimension paranoïaque de Créature de la nuit est quant à elle à ranger dans la lignée du long métrage Conversation secrète de Francis Ford Coppola. Thomas, le jumeau mort-né suspecté de se cacher derrière le Batman spectral, espionne les criminels et les concurrents de Bruce, qui le fait également par son entremise, sans savoir qu’il est lui aussi l’objet des surveillances d’Alfred, Gordon ou Robin – une orpheline aidée par Bruce, mais aussi l’un des trois narrateurs de l’histoire.


La richesse de Créature de la nuit passe aussi par plusieurs planches inspirées de Roy Lichtenstein. Les bulles, contours noirs et aplats de couleurs de l’artiste américain étaient largement redevables à la bande dessinée. Cette dernière lui emprunte ici, en retour, les Ben-Day (points de trame) si caractéristiques de son œuvre. La qualité et l’expressivité des dessins de John Paul Leon, ses clairs-obscurs, ainsi que la structure sophistiquée de ses planches, servent parfaitement le scénario sombre et intime de Kurt Busiek. Les discours politiques et méta-discours bédéistes irriguent quant à eux les quatre chapitres de cet album. Alfred est un homosexuel qui a dû se détacher de Bruce pour éviter les commérages désobligeants. Un visionnaire noir, créateur de modems dernier cri, ne trouve aucun investisseur en raison de sa couleur de peau – qui pourrait heurter les consommateurs américains. Des sénateurs et élus municipaux apparaissent corrompus (malversation financière, financement illicite de campagne électorale, collusion avec la grande criminalité, etc.). DC Comics est explicitement cité dans l’intrigue. Enfin, last but not least, Bruce, décrit par Alfred comme un « incorrigible idéaliste », doit se rendre à l’évidence : « Quoi que je fasse, ça n’a aucune incidence… si ce n’est d’aggraver les choses. » Son Batman spectral trafique des preuves, commet des actes répréhensibles et ne fait que contribuer à une rotation criminelle caractérisée par le remplacement d’une organisation mafieuse par une autre, dans un cycle de violence et de corruption ininterrompu. Un propos désabusé, presque sinistre, qui éclaire Créature de la nuit d’une lumière de morgue.


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le 9 nov. 2020

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