War zone
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« Je ne vais pas vous rappeler ce que la petite escapade de Gordon avec ce cinglé a coûté à ce département. Cet idiot a balancé toute notre crédibilité aux chiottes sans prendre le temps de tirer la chasse. De nombreux flics ont tout perdu parce qu’une bande de cons a jugé bon de laisser un psychopathe encapé faire le boulot à leur place. » Le grand-public l’a découvert à l’occasion de The Dark Knight : les relations entre le Chevalier noir et les forces de l’ordre de Gotham City demeurent ambivalentes et soumises aux revirements soudains. Quand il agit en facilitateur, Batman obtient l’assentiment de la police locale. Mais dès lors que la situation se complique, ou que l’opinion publique se retourne, le super-héros fait l’objet d’une haine farouche et d’une traque obstinée, matérialisées sans fard dans une séquence spectaculaire de The Dark Knight Rises. Dans le bien-nommé Batman Imposter, Mattson Tomlin et Andrea Sorrentino inscrivent cette dualité dans le temps : la collaboration de l’ère Gordon est achevée, chaque nouvel assassinat perpétré par l’imposteur qui endosse le costume de l’homme-chauve-souris ne fait qu’accentuer la pression exercée sur un Bruce Wayne brisé.
Fatigué, meurtri tant physiquement que psychologiquement, le milliardaire se met à nu à travers les séances de psychothérapie qu’il suit, dans une mise en abîme intérieure qui n’est pas sans rappeler celle de Tony Soprano dans la célèbre série éponyme. La spécialiste Leslie Thompkins précise : « Lorsqu’on me l’a confié, mon diagnostic ressemblait à une liste de courses. Hyper-anxiété, comportement obsessionnel, symptômes d’autisme, et bien entendu stress post-traumatique. Mais plus que tout, c’était sa colère qui m’effrayait. » Celle qui a tôt connu Bruce Wayne verbalise sans ambages les sentiments qui l’animent, mais aussi la manière dont son alter ego masqué tend à phagocyter sa vie tout entière : « Batman est un fardeau pour Bruce Wayne », « Bruce Wayne pourrait guérir Gotham, si vous lui en donniez les moyens », « vous êtes bien plus que la mort de vos parents, Bruce. Et bien plus que leur argent ». Mais ce n’est pas aussi simple dans l’esprit du principal intéressé, dont l’attitude rigide et courroucée a jadis fait fuir son majordome Alfred Pennyworth (chose suffisamment rare pour être soulignée et qui requalifie le personnage) : il se sent « utile » et fier de son investissement dans la sécurité de Gotham City. D’ailleurs, preuve en est, la métropole vient de connaître sa première nuit sans le moindre crime violent en… 54 ans.
En sus de l’examen psychologique de Bruce Wayne, Mattson Tomlin et Andrea Sorrentino vont échafauder une intrigue à tiroirs articulée autour d’un imposteur liquidant d’anciens criminels remis en liberté. Cet ersatz de Chevalier noir nuit à la réputation de Batman, contribue au démantèlement de ses réseaux logistiques et procède de telle sorte que l’étau policier se resserre autour de lui. La « conscience » de Gotham (c’est ainsi que Bruce perçoit son double super-héroïque) n’est plus en odeur de sainteté sur ses propres terres. La corruption économico-policière a eu raison de son activité et de sa réputation. L’inspectrice Blair Wong enquête, mais tâtonne : « C’est un homme blanc entre 20 et 40 ans. Il a peut-être reçu un entraînement militaire, mais rien de moins sûr… Son équipement suggère un accès à une fortune considérable… » C’est à peu près tout ce qu’elle sait d’un homme qu’elle va pourtant finir par aimer, comme l’illustre une magnifique double page. Cette relation entre un Bruce Wayne vulnérable et une enquêtrice aux mimétismes biographiques troublants est construite ingénieusement : à leurs réflexions entremêlées, présentées de manière alternée, s’ajoutent les similitudes de caractère et les impulsions que l’imposteur produit sur leur existence et carrière respectives.
Tout Batman Imposter fait d’ailleurs preuve de ces sophistications et de ces événements conçus en miroir. L’industriel Wesker avance par exemple « Je suis Gotham » au regard de l’importance économique de ses sociétés, quand Bruce réclame également une forme de paternité sur la ville, mais exprimées en d’autres termes. Ailleurs, c’est Arnold Wesker qui entre en résonance avec Bruce Wayne, ou Otis Flannegan, un dératiseur de 42 ans, qui s’identifie aux rats, rejetés comme lui de manière arbitraire. Mais cet excellent Batman Imposter vaut aussi pour le superbe travail graphique d’Andrea Sorrentino : multiplicité stylistique, organisation inventive des planches, couleurs savamment choisies (signées Jordie Bellaire), chaque page constitue un véritable régal pour les yeux et contribue à instiller l’ambiance recherchée. Plus généralement, il est à noter que l’humanité de Bruce a rarement été si édifiante, tandis que son divorce avec les institutions de Gotham sonne comme un douloureux chant du cygne.
Sur Le Mag du Ciné
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le 14 mars 2022
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