- Deux oeuvres révolutionnent tour à tour le monde des comics et de la bande-dessinée. Parcouru de préoccupations alarmistes sur la guerre froide et l'avènement d'un confit nucléaire, Watchmen fait l'effet d'une véritable bombe de papier illustré et propulse les comics dans une dimension inédite, plus sombre, adulte et subversive. Le lecteur s'aperçoit alors qu'il ne tient pas seulement une bd entre les mains mais une oeuvre d'auteurs, porteuse d'un véritable propos politique, anti-conformiste et carrément redoutable. Pourtant cette maturité du média doit plus encore à une autre parution. Quelques mois plus tôt, une mini-série de comics bousculait les attentes du lectorat en s'emparant d'une icône vieillissante de la pop culture pour mieux la transformer et en proposer une nouvelle interprétation ainsi qu'une vision hautement critique de l'Amérique des 80's. Le Chevalier Noir revint et rien ne fut plus jamais pareil après ça. Auparavant, Batman n'était que le Caped Crusader, celui qui rendait une justice expéditive sous le crayon de Bob Kane, puis s'adoucissait au passage de Schwartz et d'Infantino, jusqu'à devenir un personnage de plus en plus trouble et inquiétant dans les années 70, grâce au travail du dessinateur Neil Adams et des scénaristes Steve Engelhart et Dennis O'Neil. C'est ce dernier, O'Neil qui, devenu rédacteur en chef des titres Batman dans les années 80, confia alors au jeune scénariste Frank Miller la tâche de réinventer le Chevalier Noir. Ce dernier livra alors cette première mini-série DC en quatre tomes intitulée The Dark Knight Returns et son oeuvre eut une telle influence sur celles qui suivirent qu'on le considère depuis comme l'initiateur de l'âge moderne des comics.
Gotham City dans un futur alternatif. La ville se meurt, en proie aux gangs, à la corruption et à la drogue. Une nouvelle génération de criminels, les Mutants, fait régner la terreur dans les rues en accumulant les meurtres gratuits et la police se révèle depuis longtemps dépassée. Tout aussi amer qu'impuissant face à cette hausse du crime, le commissaire James Gordon compte les jours qu'il lui reste avant de prendre une retraite forcée mais bien méritée. Le justicier Batman n'est plus, il a disparu depuis dix ans et beaucoup ne le voient plus que comme une légende urbaine, doutant même qu'il ait pu exister un jour. Bruce Wayne lui, est pourtant bel et bien vivant. Tourmenté par le deuil impossible de ses parents et la mort de Jason Todd, ce n'est plus qu'un quinquagénaire cynique et fatigué, noyant son amertume dans l'alcool et caressant l'idée folle de porter à nouveau la cape et le masque. La vague de crimes qui s'empare de Gotham, comme un constat d'échec à l'héritage du justicier, sera pour lui le prétexte idéal pour faire son grand retour. Batman réapparaît au cours d'une longue nuit d'orage et intervient dans plusieurs agressions. Alors que les médias s'emparent du sujet et s'interrogent sur la légitimité de son retour, les anciens démons de Gotham se réveillent, plongeant la ville en plein chaos et le Chevalier Noir au coeur des hostilités.
On trouve déjà dans TDKR, toutes les marottes de l'oeuvre future de Miller : le héros bad-ass et usé, la cité sordide, les criminels monstrueux, les médias omni-présents... Plaçant son intrigue dans un contexte de guerre froide, l'auteur extrapole les enjeux politiques de l'époque pour brosser le portrait d'une société américaine décadente, qui s'enfonce peu à peu dans la folie. De même que dans Watchmen, le péril atomique pèse ici sur toute l'intrigue, conditionnant et promettant l'humanité a un cataclysme que seul des héros déchus et névropathes semblent pouvoir encore contrecarrer. La Gotham de Miller, étouffante et surpeuplée, est une mégapole prête à exploser, gangrenée par le crime, la drogue et la corruption. Ses citoyens y sont les caricatures d'une Amérique irresponsable, décris comme individualistes, égoïstes et cruels. Des jeunes truands décérébrés dont les parents ne veulent plus la charge aux quidams racistes et facilement procéduriers, en passant par les journaleux opportunistes et les flics pourris, sans oublier ce président américain aussi méprisant que rigolard (Reagan en prenait ici pour son grade), tous semblent représenter une humanité en pleine dévolution, débarrassée de toute morale et promise à l'extinction. Il est intéressant de constater que cette Gotham-là, dans tous ses archétypes irresponsables, a beaucoup en commun avec le Detroit de Verhoeven dans Robocop, d'autant que, de même que dans ce film, l'histoire est ici régulièrement entrecoupée de flashs infos qui en révèlent beaucoup sur les mentalités qui peuplent cette dystopie (ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Miller fut plus tard choisi pour écrire les scripts de Robocop 2 et 3, dans lesquels il injecta beaucoup d'éléments de TDKR).
Dans ce contexte abrasif, l'auteur livre SA vision de l'homme chauve-souris en commençant par en désacraliser l'aura héroïque. Dans TDKR, Batman perd de sa vertueuse élégance et devient pour la première fois un personnage névrosé, tourmenté par l'idée de vieillir et hanté par une voix intérieure qui lui rappelle sans cesse son passé de justicier (le scénariste Sam Hamm reprendra l'idée du justicier "hanté" pour écrire le Batman de Burton). A la limite de la schizophrénie, rongé par la culpabilité, Bruce Wayne voit en chaque crime une résurgence de son trauma initial et s'il finit enfin par redevenir Batman, c'est moins pour venir au secours de sa ville que pour satisfaire sa soif de revanche et son ego en berne. Plus égoïste qu'auparavant, le justicier est aussi devenu bien plus vulnérable. Son âge lui interdit désormais toute démonstration superflue d'agilité face à des adversaires plus jeunes et parfois plus forts que lui. Ce Batman-là compense alors ses faiblesses par une plus grande violence dans ses interventions. De carrure massive, le justicier donne toute sa puissance dans ses coups car il sait qu'il a tout intérêt à 55 ans passés, à ne pas laisser les combats s'éterniser.
Son retour a beau être triomphal, les temps ont changés. Face à lui, les criminels ne sont plus les mêmes. Il s'agit surtout de jeunes désoeuvrés au look punk uniforme, ligués au sein d'un gang de grande ampleur, et dont l'absence de morale répond à l'attitude de parents démissionnaires. Menés par un chef vindicatif aux dents limées qui galvanise ses troupes en prônant le chaos et la violence gratuite, ces jeunes adversaires là n'ont plus grand chose à voir avec les ennemis d'antan. Ceux-ci ont disparus ou sont devenus des êtres fragilisés, prostrés dans l'amertume et nostalgiques de leurs crimes passés. A l'image de cet Harvey Dent vieillissant qui, ne supportant pas de retrouver visage humain, détruit sa dernière chance de rédemption, en redevenant le monstre qu'il a été. Et que dire de ce clown catatonique et moribond, enfermé dans son sinistre asile et qui à l'annonce du retour de son plus cher ennemi, retrouve subitement le sourire. Le retour du Joker, aussi cohérent que déterminant, répond uniquement à l'appel d'une dernière confrontation avec Batman. Poussant la cruauté du personnage jusqu'à le faire assassiner des centaines de personnes au cours d'une émission télé et d'une fête foraine (on y voit quand même le clown empoisonner des enfants), Miller en faisait ici pour la première fois la némésis absolue de Batman, l'adversaire dont il ne peut décemment pas se passer. Mieux encore, l'auteur va au-delà d'une banale confrontation pour proposer un antagonisme intime, liant les deux personnages dans un rapport de dépendance morbide et quasi-homosexuelle jusque dans un pugilat final où, piégé dans le Tunnel de l'Amour d'une fête foraine, le Joker déclarera "sa flamme" au justicier. Bon nombre d'auteurs reprendront ensuite cette idée d'antagonisme rapproché entre les deux personnages, mais c'est bel et bien Miller qui l'aura imaginé.
Pour l'artiste, Batman reste au centre des enjeux de Gotham et sa seule présence suffit à en modifier les événements. Le retour du justicier entraîne le réveil de sa némésis mais influence aussi plus positivement bon nombre de personnages dont une jeunesse en quête de repères et livrée à elle-même. Il ne s'agissait plus ici d'accoler simplement au justicier solitaire un jeune sidekick (le Robin de Miller est une jeune fille oubliée par ses parents, une "presqu'orpheline" en laquelle Batman voit encore son défunt protégé) mais plutôt de faire du justicier, à la recherche de successeurs, le parangon de toute une génération perdue (les fils de Batman). Cette influence-là ne peut alors que s'opposer aux balbutiements d'un état policier en devenir dont Miller a l'audace de faire d'une autre icône DC le représentant involontaire. De même que le docteur Manhattan dans Watchmen, Superman apparaît ici comme un demi-dieu, inaccessible et éblouissant (il est le seul héros qui n'ait pas vieilli), employé comme une arme de dissuasion par le gouvernement américain dans un conflit mondial dont dépend quasiment le sort de l'humanité. Le surhomme, perd donc ici de son aura incorruptible, relégué à servir les intérêts d'un gouvernement douteux sur la seule garantie de pouvoir encore exister (tout comme dans Watchmen, le pouvoir politique y interdit l'existence des justiciers). Mais loin de n'être qu'un vulgaire pion politique, Kal-El reste malgré tout un des personnages les plus raisonnables du récit. Etranger à l'espèce humaine mais totalement dévoué à sauver la Terre qu'il vénère comme une déesse (voir sa déchirante complainte planche 163), Superman est le seul protagoniste à garder une vue globale de la situation. Il est le gardien de l'humanité, là où Batman n'est que le protecteur de Gotham, plus révolté et donc plus humain, car sans cesse confronté aux horreurs sociales qui déchirent sa ville. Loin de la sempiternelle association des deux héros au sein de la Justice League (créée en 1960), Miller décide d'opposer les deux justiciers, questionnant de la sorte leur philosophie et leurs méthodes et comparant l'image du Chevalier noir, ambivalente et inquiétante, à celle de l'homme d'acier, plus valeureuse et "positive". La confrontation de leurs points de vue, parfaitement inconciliables, nourrira la détermination de Bruce Wayne jusqu'à pousser le vieil homme à défier le surhomme dans un affrontement d'anthologie, longtemps annoncé au fur et à mesure de l'intrigue. Au-delà du simple manichéisme Batman/Joker, il s'agira alors ici de deux héros s'affrontant à mort sur la base de convictions divergentes, version belliqueuse et musclée de ce qui deviendra la confrontation finale entre Rorschach et Manhattan. Ce traitement passionnant et subversif, influencera l'écriture d'autres scénaristes de comics, Alan Moore bien sûr, en reprendra (consciemment ou non) certaines composantes pour l'écriture de Watchmen quand Mark Millar s'en inspirera ouvertement pour imaginer le postulat de Civil War.
Au-delà de ce que raconte toutes ces cases, ce sont surtout les dessins qui frappent le lecteur lorsqu'il ouvre le comic. Généralement, quand on entend ou lit ci-et-là des commentaires sur le style graphique de Miller, il semble que beaucoup de lecteurs soient déçus. J'en ai fait d'ailleurs l'expérience à l'époque, ayant moi-même longtemps hésité à me plonger dans l'oeuvre à cause de la singularité de ses illustrations. L'artiste n'est certes pas le meilleur illustrateur du monde (tout le monde sait que c'est Philippe Geluck) mais son style audacieux et grandiloquent nourrit des planches foisonnantes qui regorgent de détails et de dialogues entrecroisés. On remarque alors à quel point Miller affectionnait déjà les esthétiques sordides et les personnages de haute carrure aux traits anguleux, véritables masses de muscles taillés à la serpe (cette tendance se confirmera par la suite). Aussi généreux au scénario qu'au dessin, Miller s'appuyait ici sur les talents de coloriste de son épouse Lynn Varley ainsi que sur le travail d'encrage de Klaus Janson et mieux vaut à mon sens privilégier cette mise en page d'origine que l'édition noir et blanc éditée chez Urban (l'encrage de Janson n'est pas assez nuancé pour une telle décolorisation).
Le style sans concession de Miller, sa peinture excessive de la violence et l'ambiance de décadence urbaine qui règne dans The Dark Knight Returns sont très vite devenues les marques à suivre pour toute une génération d'auteurs. Le retour de Batman initia ainsi un nouveau courant ultra-violent, le grim and gritty, qui alimenta des comics à base de personnages ambivalents et d'intrigues sombres et tortueuses. Conscient de son influence, Miller poursuivra sur sa lancée en redéfinissant les origines du Batverse dans le tout aussi mythique Year One paru deux ans plus tard. Mais il aura surtout tardé a donner deux suites à TDKR (le controversé Strikes again et The Master Race) lesquelles, de qualités inégales, n'eurent pas le même impact que son comic de 1986. Sa vision du Caped Crusader inspira aussi bon nombre d'artistes (Alan Moore, Jeph Loeb, Scott Snyder) et de cinéastes (Tim Burton, Christopher Nolan, Zack Snyder) qui reprirent à leur compte, l'idée d'un Batman à la psyché instable et aux méthodes parfois ambiguës. Sombre, cruel et dérangeant, The Dark Knight Returns reflète déjà parfaitement le discours subversif et intransigeant de l'oeuvre future de Miller, réactionnaire convaincu et véritable apôtre de la loi du Talion. Mais les convictions extrêmes de l'artiste n'empêchent pas pour autant ceux qui ne les partageront en rien d'apprécier son oeuvre pour ce qu'elle reste aujourd'hui : une formidable épopée héroïque et vengeresse, ouverte à toutes sortes d'interprétations. Il s'agit ici de LA référence incontournable pour tous ceux qui se passionnent pour les grandes étapes du Batverse et l'histoire des comics en général. Elle en constitue la transition la plus importante et peut aussi se voir, malgré son héros vieillissant, comme le véritable acte de naissance du Chevalier Noir.