D’une originalité certaine (format, esthétique et thème principal), cette BD, signée Romane Granger (sa première) et sortie pour le festival d’Angoulême 2023, se révèle prometteuse.
Sur une route de montagne en Ardèche, une voiture se dirige vers l’institut du RAZEDE. À son bord, un duo constitué de l’agent spécial Anna Devemy et de son adjoint Bram (comme Bram Stoker, l’auteur de Dracula ?). Depuis huit mois, on signale des disparitions du côté de cet institut. Nos enquêteurs considèrent que le RAZEDE, où l’on vient se déconnecter d’un monde trop agressif, n’est qu’une sorte de secte où les adeptes, sous couvert de relaxation selon un principe secret, sont en fait invités à se délester de leur fortune.
Première approche d’un univers personnel
La première partie de l’album instaure une ambiance particulière, avec l’arrivée des inspecteurs à l’institut et la rencontre avec Bettica Batenica qui le dirige. La dessinatrice en profite pour se lâcher dans tout ce qui relève des décors. Visiblement, elle aime les formes et les couleurs, ce qui nous vaut une belle série de dessins originaux. Mais tout cela ne prend vraiment son intérêt qu’au moment où on comprend quelle est l’idée directrice de l’album. Liée à la notion de mémoire, cette idée nous emmène du côté du fantastique et de la science-fiction où Romane Granger se sent dans son élément et donne libre court à son inspiration dans le domaine graphique.
Pour aller plus loin
Si son idée de base s’avère originale, Romane Granger montre avec cet album qu’elle s’intéresse avant tout aux recherches graphiques que le thème lui permet. Certes, elle accumule un beau paquet de détails pour enrichir son scénario, mais elle se contente de lancer quelques pistes de lectures au lieu d’explorer en profondeur un thème qui le méritait. Résultat, les aspects inquiétants sont comme oubliés (l’enquête s’avère un prétexte), au profit d’aspects plus positifs et l’album laisse une impression de légèreté colorée, comme s’il suffisait de se convaincre que la vie est belle pour oublier tout ce qui menace notre monde. Bref, il manque juste un petit quelque chose à cet album pour en faire une lecture vraiment marquante. Au lieu de cela, il laisse cette impression d’originalité, tout en peinant à se démarquer d’un objet de consommation, alors que Romane Granger affiche des qualités artistiques réelles. En effet, son dessin (elle utilise photoshop) est élégant et elle parvient avec son goût pour les couleurs, les cadrages et les décors, à montrer quelque chose qui sort de l’ordinaire, pas seulement pour son aspect général : une BD petit format (14,9 x 10,8 cm) qui limite les effets graphiques et fait quand même 254 pages (qu’on tourne rapidement). Parmi les regrets, on peut dire que seul le personnage de Bettica Batenica intéresse la dessinatrice. Malheureusement, la dernière partie justement centrée sur elle, très belle visuellement et riche de symboles (dont formes et couleurs récurrentes), ne convainc pas pleinement. Comme Romane Granger le dit dans une interview, elle a souvent remanié son histoire et bénéficié à chaque fois de nouveaux avis (dont celui d’Ugo Bienvenu), craignant sans doute que l’album affiche une signification trop personnelle impossible à déchiffrer par le public (voir la signification du RAZEDE, par exemple). Il reste probablement une partie de cet aspect dans l’album, version éditée, même si cela présente l’avantage de laisser une marge d’interprétation personnelle aux lecteurs.rices.
En attendant mieux
Détail à mon avis révélateur, la présentation éditeur (rabat de la quatrième de couverture) à côté d’un autoportrait de la dessinatrice, dit que « Romane Granger s’est formée au graphisme à l’école Olivier de Serres, puis au cinéma d’animation à l’ENSAD. Elle travaille dans l’industrie du dessin animé. » Le mot industrie laisse entendre qu’elle affiche des velléités d’indépendance dans son travail, ce qui pourrait coïncider avec ce qui ressort de la lecture de cet album : son dessin arrive à maturité. Elle doit donc commencer à se sentir un peu à l’étroit dans un univers dominé par la notion de productivité. Elle a trouvé le temps et l’inspiration pour achever cette BD, au point de retenir l’attention d’un éditeur, effectuant un passage désormais assez classique de l’animation vers la BD. Concevoir une BD présente l’avantage de pouvoir travailler de façon personnelle et selon un rythme propre. On ne s’en plaindra pas ici et on souhaite à Romane Granger de poursuivre dans cette voie avec réussite.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné