Oeuvre aux multiples visages, Blast de Manu Larcenet est un magma de souffrance et de folie comme on en voit peu.
Blast se donne comme mission d’aller dans des contrées plus floues qu’à l’accoutumée chez l’artiste. Là où Le combat ordinaire présentait par exemple un environnement réaliste et doté d’un propos sociétal très marqué, avec comme thématiques fortes le déracinement social, la hiérarchisation financière ou même la fissure de la sphère familiale, Manu Larcenet courbe l’échine avec Blast et utilise avec attention une part de mystique et de fantastique pour décrire avec pugnacité un décorum tangible dévasté par la misère et la haine de soi.
Car oui, Blast est un voyage dont il est difficile de sortir indemne tant le récit est un coup de poing dévastateur. De prime abord, le postulat de départ semble conventionnel : un homme, au nom de Polza Mancini, est en garde à vue et interrogé par deux enquêteurs qui souhaitent lui faire avouer son lien avec « l’agression » de la dénommée Carole Oudinot. C’est à partir de là que le détenu va raconter son histoire. Mais alors, que s’est-il passé et pourquoi les enquêteurs semblent si sûrs de sa culpabilité ? Avec un vrai sens du romanesque, Manu Larcenet va faire puissamment cohabiter la forme et le fond : la violence visuelle des planches va se télescoper à cette introspection philosophique qui touche les abîmes de la noirceur humaine. Cependant, malgré le foisonnement des dialogues, Manu Larcenet aime faire jouer les silences et ses traits pour faire parler les émotions qui débordent du dessin.
À cette occasion, au lieu de directement aller au fait et de balayer l’enquête d’un revers de main, Manu Larcenet, à travers le récit de Polza Mancini, va raconter durant 4 tomes le « voyage » d’un homme qui a quitté sa vie pour vouloir vivre sa liberté et ne plus suffoquer. Durant ce long récit, qui nous amènera à faire la connaissance de nombreux portraits de marginaux, de pulsions meurtrières, de déshumanisation progressive, de campagnes aux allures post-apocalyptiques et d’âmes brisées par le destin, Blast ne cessera de nous happer par sa capacité à dessiner le mal qui se dissimule dans le regard de chacun. Addiction, haine, meurtre, viol, suicide, perversité, maladie, fracture parentale, rien ne nous sera épargné dans une bande dessinée qui malgré son parti pris choquant et viscéral, évitera toute forme de complaisance.
Certes, l’enquête reste le fil conducteur de l’oeuvre, mais le comment et le pourquoi vont s’entrechoquer sans discontinuité. Polza Mancini, enfant d’une « lignée de pitoyables inutiles », écrivain qui n’aime pas ce qu’il écrit, marié sans passion, obèse compulsif, nous explique qu’après la mort de son père, il a tout plaqué pour sortir du système et devenir vagabond. Commence alors entre lui et les deux enquêteurs, un jeu du chat et de la souris à la fois narratif et linguistique pour le faire parler, l’amener à se décrire, à avouer mais aussi pour déceler le vrai du faux de cette expédition romanesque car, sous ses airs empotés et sa haine de soi expressive, Polza Mancini n’est pas peut être celui qu’il dit être ou celui qu’il croit être.
Entre ses moments de trans qu’il appelle les Blasts, ses gueules de bois journalières, ses questionnements, ce dégoût du système, ses rencontres incandescentes (la République « mange misère », Jacky Jourdain le saint, des punks à chien, la famille Oudinot), il devient à nos yeux un protagoniste autant pagnolesque que pittoresque. Au-delà d’un parcours de vie, d’une fuite en avant vers soi-même, c’est la description d’un homme qui voulait « mourir plus vite ». Il n’est pas un loser magnifique qui sortirait de l’esprit des frères Coen, mais s’apparenterait plus à un magma organique et psychique d’un Philippe Grandrieux. Malgré les explications finales, qui donnent une lecture plus rationnelle au personnage, Manu Larcenet ne le condamne jamais de sa propre plume : est-il la résultante d’un système broyeur de chair humaine ou l’une des causes d’un environnement qui se délabre sous nos pieds?
Ce qui anime Manu Larcenet n’est pas tant de décrire les campagnes françaises et d’y inclure un regard politique mais d’affronter à corps perdu l’idée même de la noirceur humaine de notre anti-héros et des âmes damnées qu’il rencontre. Celle qui vous fait chavirer, celle qui vous fait naviguer entre déni et culpabilité, et qui ne vous lâche plus jusqu’à la mort. Avec son coup de crayon indescriptible, l’artiste arrive à donner une gravité à chaque case et chaque planche. Ce noir et blanc, ces traits incertains, ces gros plans sur les visages et les regards en biais, ce goût du sang et du foutre, accompagnés d’une touche d’expressionniste qui accentue la torpeur de l’histoire de ce vagabond, font de Blast une aventure humaine qui dépasse le cadre du simple polar ou du road movie, pour devenir ainsi une grande oeuvre existentielle.
Article original sur LeMagducine