Blue Giant
8.1
Blue Giant

Manga de Shinichi Ishizuka (2013)

Voilà que je me lance inconséquemment ; sans filet, sans vergogne et sans même une idée vague ou précise du sujet qui sera ici abordé. Car ce n’était pas avec Beck que j’allais parfaire mon solfège, cela était entendu. Blue Giant vient causer jazz et ce pari, l’auteur s’y exerce en sachant que, pour bon nombre de ses lecteurs, il ne comptera que des néophytes. Voilà un artiste qui a déjà de l’audace, une audace qui fut récompensée par de nombreux titres apparemment. Reste à juger si cet homme-là, en s’essayant à ce pari, aura été victorieux dans son entreprise ou bien présomptueux et habile dans la manipulation. Oui, je suspecte toujours le pire quand on m’annonce le meilleur ; compte tenu de tout ce que j’ai écumé jusqu’à lors en terme de mangas, on ne saurait m’en faire un judicieux reproche.


Qu’on crève très vite l’abcès purulent et suintant qui nous nargue d’emblée : un manga musical, sur support papier, c’est une gageure. On me dira qu’il en va de même pour les mangas culinaires, mais il est plus difficile de deviner un son qu’un goût quand le plat nous est exposé. Restera donc à déterminer si Shin’ichi Ishizuka sera parvenu à suggérer un art auditif dans le dessin ; ce qui, si la prouesse était advenue, justifierait amplement le succès critique qu’on lui accole.


Très vite, le dessin nous rappellera du Naoki Urasawa. Les yeux, la forme des visages, on ne parle pas d’une modeste et lointaine parenté, mais d’un emprunt franchement assumé dont on s’accommode assez vite. Il n’en demeure pas moins que le trait apparaît de ce fait moins spécifique. L’auteur aura toutefois rajouté sa touche en insufflant un dynamisme modérément survolté dans l’exposition du mouvement. Là sera sa valeur ajoutée. Qui n’aura pas lu du Urasawa se délectera du rendu ; qui aura touché au moins à Monster détournera un regard gêné pour faire mine de ne pas reconnaître l’évidence.


Première remarque, moins pour encenser l’œuvre-ci qu’en descendre d’autres… les courtes séquences de basketball qu’on aperçoit valent mieux – et de très loin – à tout ce que Kurono no Basket et autres chiures post Slam Dunk ont été en mesure d’accoucher sur papier. Cela traduit déjà une certaine minutie dans la scénographie, comme une mise en bouche en prélude à ce dont l’auteur sera capable de nous transmettre par la suite. Il maîtrise superbement son dessin, le père Ishizuka, le paneling est admirable, l’action et le mouvement perpétrés avec une relative maestria ; ce serait injuste de dire qu’on ne retrouve que des traces de Urasawa dans ses esquisses alors qu’il va en réalité bien au-delà.

N’empêche que ça se remarque.


Les personnages sont humains. Pas de pathos, pas de caractères étriqués, rien qui ne soit survolté ou pas à sa place, la partition est jouée avec mesure et ce sont de vrais personnages à part que nous lisons. Réalistes sans être démesurément approfondis, mais avec ce qu’il faut d’aspérités pour que l’intrigue ne leur roule pas dessus. Ce qu’on lit, même si cela ne devait pas nous séduire, est de facto intéressant. Le contester ; c’est mentir ou méjuger.


L’histoire est vraiment écrite toute en pudeur sans fausse réserve. Il y a quelque chose, je le ressens au-delà de la musique que l’on cherche à me faire parvenir. Miyamoto ne se perd pas dans de vaines introspections, ses réflexions, jamais alambiquées, sont profitables au lecteur. Tout dans la narration tend à démontrer qu’il est un acharné sans avoir trop à en faire avec de l’exhibition d’entraînement, le souffle court ou des larmes ; c’est à ça que ressemblerait, je crois, un véritable passionné de Jazz qui se lancerait dans la discipline.


Seulement, malgré les explications – potentiellement tous les personnages entourant Miyamoto et ne connaissant rien au Jazz nous serviront de relai-témoin – je ne pige toujours pas ce qu’il y a à comprendre au Jazz. Ayant été otage de l’Éducation Nationale, j’ai eu droit aux quatre années de musique en rigueur – desquelles j’ai retenu une aptitude à savoir jouer d’un Si, un La, un Sol, un Mi, ainsi qu’un Ré à la flûte à bec. Nous avions abordé le Jazz et je ne comprenais pas, en parfait philistin que je suis, comment parvenir à improviser tout en conservant une cohérence dans la mélodie. Dai nous parle de l’improvisation comme si cela était une évidence… mais il ne suffit pas de jouer les notes inconséquemment en Freestyle, il y a un ordre et une discipline à respecter, même dans un exercice aussi libre ; lequel m’a toujours échappé d’ailleurs. La musique est pour moi est un mystère, et j’attendais de Blue Giant qu’il me le révèle.


L’auteur cherche à déconstruire tous les stéréotypes du Jazz ; musique pompeuse pour individus snobs, complexité excessive qui nuit à l’écoute et ne plaît qu’aux initiés… mais en cherchant à les détricoter, ces idées reçues, ne fait finalement que mieux les affirmer malgré lui. De mon point de vue, le Jazz, comme le Blues, ont été des musiques intenses du temps où elles furent jouées par des hommes qui avaient connu la souffrance. Ce n’était pas une tournure de phrase trop exagérée que de dire qu’ils avaient craché leurs tripes dans leurs instruments. Aujourd’hui, je perçois le genre comme un style approprié par la bourgeoisie afin que cette forme de musique, aujourd’hui dépourvue de la rage et la passion qui lui faisait jadis battre le cœur, n’est plus jouée que par des blancs à lunettes qui la maintiennent en vie sous respirateur artificiel.

Je peux comprendre que le Jazz ait été quelque chose, mais on ne parviendra pas à me faire ressentir ce « quelque chose », même avec une narration aussi travaillée que celle de Blue Giant. Certains crétins irréductibles, dont je suis, sont invariablement hermétiques à l’art. À moins que ce ne soit l’inverse – ajouta-t-il si pompeusement qu’on crut qu’il était jazzman.


Je lis un manga qui me dit, m’explique et me répète ce qu’est le Jazz, le fait brillamment… mais en vain. Cette passion ne se transmet pas à travers moi bien qu’elle déborde de chaque page de l’ouvrage.


On trouvera un peu gros que Dai soit jeté pour une première représentation sans savoir lire une partition de musique ou jamais s’être accordé avec d’autres instrumentalistes. Ça, à mon avis, ça ne s’improvise pas. D’autant qu’ils auraient pu s’échauffer, s’essayer à une répétition avant que les clients arrivent. Évidemment que ça allait foirer, on se lance pas comme ça sur une scène avec un groupe sans jamais s’être entraîné. La narration aura été laxiste avec le personnage principal pour le plaisir de se montrer impitoyable à son égard. Quelle idée d’envoyer un impala boiteux dans la fosse aux lions en espérant qu’il ressorte grandi d’une telle expérience. J’y vois là la trace d’une incohérence assumée par l’auteur afin de générer le premier revers de son héros.


Une chose que j’apprécie avec ce manga tient à l’absence de portables ou presque. C’est du domaine de l’ultra-anecdotique, mais il semblerait qu’il n’y en ait pas. L’intrigue nous est contemporaine alors qu’il existe des Ipods, mais lorsque l’on cherche un personnage… il ne suffit pas de lui téléphoner pour le repérer, il faut essayer de trouver là où il est. Personne ne se fera cette remarque à part moi en lisant Blue Giant… mais cette absence de portables oblitère une oppression et consacre une liberté du personnage.


Finalement, ce que j’apprécie le plus dans les pérégrinations de Dai tient à son épopée professionnel au garage. Chaque chose qu’il y apprendra sera une occasion d’évoluer dans le milieu du Jazz grâce à des parallèles bien trouvés. Évidemment, cela prendra fin prématurément. Je ne savais pas que les garages « self-service » avaient tant impacté les garages. J’aurais attendu douze chapitres avant d’avoir la première leçon de solfège – Dai s’exerçant jusque là sans partition – c’est encore ce que j’ai le culot d’attendre d’un manga sur la musique.


Le manga, pour autant, ne m’aura pas époustouflé. Il suit le schéma classique d’un personnage parti d’en bas et en chemin pour le sommet. Ses rencontres, ses écueils, ses moments marquants, j’ai l’impression d’avoir lu ça cent fois ailleurs… y compris dans Beck parfois. En réalité, c’est, comme d’autres mangas où le personnage aspire à être le meilleur dans une discipline, une transposition du nekketsu dans le récit. Une transposition habile, réaliste et orchestrée d’une main de maître ; une transposition néanmoins. Les personnages que rencontrera Dai, tous finalement assez lisses lorsque le recul est de rigueur, sont finalement assez peu prenants. Je n’ai pas souscrit à la dramaturgie, le récit ne sera jamais parvenu à me happer. D’ailleurs, Yukinori, le bellâtre au piano a même déjà été parodié à titre antérieur – ce qui est balaise – par Masatoshi Usune avec son personnage de Porgy, l’artiste musical. Il était vraiment insipide ce personnage et, durant une bonne partie du récit, l’intrigue n’avait plus d’yeux que pour lui.


Shin’ichi Ishizuka aura eu beau essayer de nous convier au Jazz, puis à la scène ensuite, il n’y sera pas parvenu. Ne reste devant nos yeux qu’un petit monde qui respire l’entre-soi dont certains seront heureux d’être les spectateurs, mais dont ils ne seront jamais que les spectateurs. Ce monde, je m’en sais exclu en ce sens où il n’est pas parvenu à m’attirer à lui. C’est un peu comme un bouquin de mathématiques de Cédric Villani ; sûrement que c’est passionnant, mais une passion, ça ne se partage pas par décret. On pourra éventuellement être intéressé par la structure narrative de Blue Giant – moins avec ses personnages passés les trois premiers volumes – mais difficile de prétendre avoir été absorbé par le Jazz qui, jamais, ne nous saisit en aucune façon. Pareil à Hikaru no Go qui nous présente le petit milieu de la compétition de Go sans nous en montrer une seule partie, Blue Giant nous convie à l’aéropage jazzeux d’où l’aspect musical nous est finalement proscrit.


J’apprendrai dans le dernier chapitre que les Français sont ouverts au Jazz, mais très rigides quant à son acception. Ceci explique peut-être que je ne fus pas réceptif à Blue Giant, par atavisme obstiné ; ou bien parce qu’on ne transmet pas l’amour d’une musique par le papier, même avec tout le talent du monde dans la plume. On ne s’exerce pas à l’œnologie sans la fragrance ou le goût du vin ; aussi ne se familiarise-t-on pas avec le Jazz sans qu’une note nous lèche les tympans.


Je ne lirai pas ses suites. Tout ce que la thématique avait à nous faire parvenir avait été exploitée en cinq volumes déjà et que les personnages ne m’ont pas donné particulièrement envie de les retrouver pour de nouvelles aventures – d’autant que Dai s’en va à l’étranger. Je dirai, par euphémisme blasé, qu’il vaut assurément mieux lire ceci que Beck, mais que passé un certain seuil de lecteur, on ne peut guère en attendre davantage. C’était peut-être plaisant Blue Giant, mais plaisant comme une petites musique de Jazz qu’on met en fond sonore sans vraiment trouver matière à s’arrêter pour contempler la mélodie. Alors ça nous passe par les oreilles pour bien assez tôt nous sortir de l’esprit. Y’a rien pour nous marquer durablement, la force du récit n’était, j’imagine, pas aussi intense que le saxophone de Dai.

Josselin-B
5
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le 23 sept. 2024

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Josselin Bigaut

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