Dans la longue liste de nouveaux titres de mangas qui sortent chaque année, il y a ceux qui copient les voisins, le regard intéressé sur ce qui fonctionne, et si possible avec un peu d'érotisme de bas étage. Et tous les autres qui témoignent du remarquable sens de l’ouverture du médium et de sa curiosité boulimique pour de nouveaux sujets.
Dans Blue Period, le sujet est l’Art, avec la majuscule ou pas, à travers la figure de Yatora. Ce dernier est un lycéen studieux mais qui ne rechigne pas à participer à des soirées avec ses amis. Mais cette vie qu’il s’est crée l’épuise. Il comprend qu’il se donne un rôle, une place dans la société telle qu’on l’attend pour quelqu’un de son âge : des études à réussir et des amis pour s’amuser.
Il suit les cours artistiques sans grand intérêt, plus intéressé par le fort coefficient des notes de la matière. Mais la tolérance de la professeur à son égard, et la rencontre avec les membres du club d’art vont l’amener à changer son point de vue sur l’art, et à décider de le pratiquer et de s’entraîner afin de réussir le concours d’entrée de l’Université des arts de Tokyo, plus sélective encore que Todai, prestigieuse université bien connue des lecteurs de manga comme Love Hina.
Avec Yatora, le lecteur découvre ce milieu artistique, une pratique en amateur qui va rechercher le diplôme et donc la professionnalisation. Différentes questions parsèment les tomes, qui permettent aussi de tordre le coup à certaines idées reçues. Pourquoi vouloir faire son métier ce qui peut n’être qu’un hobby ? Comment accepter les différences de niveau et de technicité entre les apprentis artistes ? Un bien beau passage vient souligner un autre point, reconnaître à certains du talent qui soit inné peut être méprisant, il y a du travail aussi, de la technique à maîtriser.
Parmi ses ateliers, différents conseils sont donnés dans la pratique des arts, qui peuvent être aussi bien techniques que psychologiques, dans l’emploi des matériaux et dans les subtilités qu’ils offrent, que dans le regard et la posture. S’entraîner à dessiner ou à peindre est épuisant, tout le corps est mobilisé, le cerveau aussi, et il faut prendre garde aux mauvaises habitudes et aux idées préconçues. Ces petits conseils ne sont pas seulement utiles dans l’hypothèse où le lecteur se mettrait à une activité artistique, mais ils lui permettent aussi de mieux comprendre comme le tout se crée, et comment mieux le voir.
Le premier tome pose certaines bases, qui amèneront Yatora à choisir la peinture, avec de nouveaux développements. Son point de vue sur la situation scolaire de ces jeunes est assez intéressant. Le conformisme de la société japonaise y est rappelé, dans les calculs de Yatora et de ses amis sur leurs orientations scolaires et par là sur leurs futurs. Le portrait est désabusé, mais l’Art sera pour Yatora une porte de sortie à cette fatalité qui le dépite, même s’il faut pour cela travailler dur.
Tsubasa Yamaguchi plonge dans les doutes et les interrogations de son personnage clé, rappelant que vivre mais aussi créer ne se fait guère avec trop de certitudes. L’introspection se fait avec une grande bienveillance, qui se fait l’écho du ton de ce manga. Au point d’ailleurs qu’on remarque un manque de frictions, le tout se déroulant assez paisiblement, sans difficultés. Malgré ses allures de jeune homme un peu fêtard, il sera rapidement accepté par tout et par tous. Bien qu’inquiet du regard de son entourage sur la voie qu’il se choisit, quelques scènes montrent que ses amis ou ses parents le devinent ou l’ont déjà appris, sans grandes réactions conflictuelles.
Seul Yuka lui apporte un peu de résistance, même si leurs confrontations vont s’apaiser au fil des pages, leur rivalité se doublant d’entraide. Le personnage de Yuka est d’ailleurs l’un des plus prometteurs, les autres étant encore à peine des ébauches, qui seront peut-être épaissis par la suite, notamment cette professeure bienvaillante et à l’écoute mais un peu trop fade. Yuka malgré son uniforme d’écolière et ses postures graciles est un homme, un travesti, sans que cela ne semble un sujet à débattre dans ces pages.
Le trait de Tsubasa Yamaguchi est gracile, un peu découpé. Encore un peu maladroit dans les proportions, mais avec une belle expressivité des visages, l’auteur fait de plus le choix d’une réalisation sans abus de trames, ce qui offre une belle lisibilité à ses pages, et peut-être même une certaine douceur. Différentes œuvres d’artistes amateurs sont proposés, intégrés au récit, pour mieux les commenter et les comprendre, un choix judicieux.
Le manga en est déjà à son neuvième volume au Japon, récompensé par quelques prix et annoncé récemment en animé. Ce premier tome paru en janvier 2021 est prometteur, il questionne avec intelligence ce qu’est l’art et comment en créer, même s’il doit encore étoffer son univers. Son esprit d’ouverture et sa bienveillance sont à saluer, même s’il lui faudra peut-être ajouter des péripéties dans ses pages pour offrir un peu plus d’intérêt.