Bottomless Belly Button par Sejy
Je devrais le savoir, ce n'est pas la taille qui compte ! Pourtant, à l'instant où l'intimidant « Bottomless Belly Button » m'exhibe ses cinq monstrueux centimètres (d'épaisseur), je me sens subitement indisposé. L'album, sous ses extérieurs de parpaing bicolore, renferme la bagatelle de 720 pages. Le plaisir sera-t-il à la hauteur de la besogne ? ... Ooooh oui !!... En réalité, il se passe peu de choses dans ce roman graphique et la narration fluide, en dépit d'un pouls engourdi, favorise une lecture relativement rapide (deux heures trente, montre en main). Sa densité émotionnelle et sa sensibilité n'en sont que plus inattendues. Une perception de l'essentiel encouragée par une singulière et talentueuse manière de raconter.
La page de garde annonce la couleur : une chronique familiale, tapisserie tramée de trois perspectives. Trois points de « fuite » délivrés comme autant de récits autobiographiques indépendants qui se croisent, s'entrechoquent et laissent émerger les approches contrastées d'adultes appréhendant l'annonce du divorce de leurs parents septuagénaires. Dennis, l'ainé (peut-être le plus immature), va progressivement péter les plombs. Claire, plus nonchalante, trouve dans cette réunion de famille l'occasion de profiter d'une semaine de vacances. Peter, enfin, se montre carrément indifférent. Looser déprimé et frustré, nanti d'une déplorable image de soi, il est affublé tout au long de l'album d'une étonnante tête de grenouille. La métaphore fantaisiste pour un « crapaud » qui n'a pas encore trouvé sa princesse.
Chacun des itinéraires, chaque point de vue va tirer parti d'une construction imparable. L'abstraction d'un dessin « blanc et sable » minimaliste et le langage très naturel délivré par des dialogues stylisés et économes secondent une mise en scène tout aussi inspirée que limpide. Une chirurgie cinématographique où l'auteur dissout le temps dans l'accumulation de plans-séquences éclatés dont l'action parfois si ralentie donne l'impression d'observer les poses successives d'une bobine 35 mm (48 cases pour une scène de déshabillage, pensez donc !). Intégrant régulièrement des mots, des onomatopées explicites dans la scénographie, il affine notre compréhension contextuelle et émotionnelle de l'environnement. Ainsi, que ce soit dans la description de l'anecdotique ou du plus substantiel, il traque le moindre mouvement, la moindre attitude qui laisserait trahir un sentiment. Cette appréhension méticuleuse de l'intime, mise en exergue croissante des caractères, autorise une empathie plus tangible. Elle devient totale quand Shaw affiche sa maîtrise d'une certaine plasticité de la lenteur. Modulant la taille des cadrages et des espaces intericoniques, il invente une ponctuation, créée des respirations temporelles qui génèrent la réflexion et l'introspection. Invité à lire entre les cases, à lire entre les gens, on verra poindre l'âme collective cachée derrière les individualités.
Au travers d'un remarquable questionnement mélancolique sur la famille et la vie en générale, ce pavé libère une force d'attraction telle que l'on engloutit ses innombrables pages sans s'en apercevoir. À la dernière, on s'étonne et l'on déplore que tout soit déjà terminé.
Monsieur Dash, j'en reprendrais bien cinq centimètres !