Les entrailles à vif
Être en paix avec son propre corps paraît indispensable pour envisager l’avenir sereinement. Ses perturbations sont tellement imprévisibles qu’il peut se passer des années avant de mettre un mot sur...
le 28 déc. 2015
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Être en paix avec son propre corps paraît indispensable pour envisager l’avenir sereinement. Ses perturbations sont tellement imprévisibles qu’il peut se passer des années avant de mettre un mot sur cette douleur pernicieuse, qui s’est lentement mais sûrement infiltré dans notre quotidien. Pozla vit depuis toujours avec des maux de ventre. S’il avait su que cela le mènerait dans les tréfonds de la douleur que représente la maladie de Crohn, il n’aurait pas attendu que sa femme tombe enceinte pour se faire hospitaliser…
Scénario : Cet épais carnet autobiographique revient donc sur les problèmes de santé de son auteur, particulièrement sur ses périodes d’hospitalisations fin 2011. En plus d’être instructif sur le déroulement de cette fameuse maladie qui ronge les intestins, il est un témoignage sensible, le récit impudique d’un traumatisme physique que Pozla trimbalera jusqu’à la fin de sa vie. C’est d’abord par des dessins réalisés sur le vif que l’auteur débuta ce livre, se servant de ce carnet comme d’une thérapie à la douleur et à la dépression. En liant ces dessins par une narration directe, explicative mais surtout intime et fichtrement détaillées, il obtint l’alchimie parfaite : l’histoire d’une descente aux enfers viscéralement hilarante. Car oui, le plus étonnant à la lecture est encore de rire d’une situation aussi touchante et affaiblissante. Notre grand malade utilise une autodérision à toute épreuve, et évite de la sorte toute forme d’auto-apitoiement. Il parvient à insuffler du grotesque à son combat contre une maladie incurable, de l’espoir dans un propos d’une noirceur terrifiante. Il s’érige ainsi en Cyrano de la flore intestinale.
Dessin : Un trait aussi acéré et percutant que la douleur que traverse l’auteur. L’expression, le dynamisme, l’inventivité inépuisable et constamment renouvelée dont ses planches font preuve évoque des maîtres comme Blain ou Larcenet. A grands coups de hachures désordonnées, à petites touches (ou effusions) de couleurs, il invente un univers graphique vertigineux : la démesure de ses dessins atteint la démesure de sa souffrance. Le registre décomplexé est en grande partie porté par les expérimentations visuelles troublantes et fascinantes de l’auteur. D’une justesse terrassante, il implique le lecteur presque physiquement dans les méandres du désordre de ses entrailles et de son esprit.
Pour : Dans ce format d’écriture autobiographique, on reproche souvent aux auteurs de bâcler la forme, privilégiant le partage d’une expérience personnelle à la rigueur du dessin, de la mise en page. Il n’en est rien ici : malgré le nombre de pages, Pozla s’est évertué à soigner une calligraphie remarquable, et à adapter le foisonnement de son trait pour le petit format de publication. Le résultat est d’une lisibilité exemplaire : il impose un rythme de découpage tantôt aéré, tantôt surchargé, qui permet une approche à la fois esthétique et didactique.
Contre : La dernière partie, plus elliptique, aurait peut-être méritée un plus grand développement. Le contraste entre la déchéance totale de l’auteur et son relatif rétablissement est effectivement un peu trop brutal, se concluant de manière quasi-idyllique alors qu’on se doute qu’il n’est pas au bout de ses peines. Cette fin a néanmoins le parfum de l’optimisme, et délivre des solutions concrètes infiniment précieuses pour des lecteurs potentiellement victimes de la même maladie.
Pour conclure : Narrativement en perpétuel réinvention, esthétiquement surréaliste, toujours bouillonnant d’idées géniales, ce carnet est un aboutissement humble et maîtrisé de bout en bout. Il prend littéralement aux tripes (jamais cette expression ne trouvera autant de pertinence qu’ici). Sa présence dans la sélection officielle du festival d’Angoulême 2016 était prévisible ; celle dans le palmarès l’est tout autant.
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le 28 déc. 2015
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