Qui pourra dire après avoir lu ce petit bijou que la bande-dessinée n’est encore qu’un art mineur ?
Refermer une œuvre bouche bée, ça n’arrive pas tous les jours. Ce qu’il faut de terre à l’homme fera date, c’est une évidence. L’histoire de ce paysan russe du début du XXème siècle est celle de la cupidité. Mais au-delà d’elle, celle du diktat de l’ambition et de cette course effrénée à l’enrichissement, dont notre époque s’est faite le parangon.
Au fond, Martin Veyron se sert d’un personnage, d’un autre siècle et d’un lieu. Il est évident que tout ceci n’est qu’un prétexte. L'auteur pointe ici les travers de notre présent, et plus simplement ceux de l'Homme moderne. Ce qui se joue au fil des pages n’est ni plus ni moins que l’éternel rapport de force qui lie forts et faibles. Ni plus ni moins qu’un mythe de Sisyphe revisité. Un monceau de billets remplaçant ici le rocher du protagoniste.
Il y a dans ce récit (très intelligemment chapitrée) quelque chose de l’ordre de la fable. Une "morale" tombant tel un couperet, un contexte, proche d’une forme de folklore russe, des jeux de pouvoir… Mais également quelque chose à chercher du côté du roman philosophique, bien que le terme de roman soit ici inapproprié.
Il n’est pas impossible que, parmi tous les genres qui fleurissent depuis vingt ans dans le monde de la bande-dessinée, nous parlions d'ici quelques temps de roman graphique philosophique ou autre dénomination plus à propos. Ce qu’il faut de terre à l’homme figurera-t-il parmi les précurseurs de ce nouveau genre ? Il en sera, de toute évidence, un digne représentant.
Il convient de souligner également les découpages de planches judicieux, qui (est-ce dû à la maturité de Martin Veyron ?) servent idéalement le propos. Pour exemple, cette page 139 et ses douze vignettes, prodigieuse de maîtrise, qui répondent si intelligemment à la poésie de cette double pleine page, placée juste avant elle.
Non. A n’en pas douter, Ce qu’il faut de terre à l’homme mérite d’être célébré. Et si le dessin n’est peut-être pas l’atout majeur de l’œuvre, le propos et sa portée, eux, méritent le détour.