C’est un roman graphique d’excellente facture que nous proposent Rodolphe et Georges Van Linthout aux éditions Glénat. En prenant le parfait contrepied du rêve américain – famille modèle, maison avec jardin, emploi bien rémunéré –, Celui qui n’existait plus postule que le bonheur ne se niche pas seulement dans le confort d’une vie bien rangée, mais aussi dans l’épanouissement que peut procurer la sensation d’une liberté absolue…


Norman Jones, quarante ans, est le directeur-adjoint d’une société de communication. Il est marié, père de deux enfants et possède une situation plutôt enviable, notamment symbolisée dans le récit par une montre à cinq mille dollars. Mais celui qui pourrait être l’étendard de l’american dream demeure insatisfait, comme il le confesse à sa maîtresse : « Je passe ma vie à m’emmerder. Je gagne de l’argent, mais à quoi me sert-il ? » Il répond aussitôt à sa propre question en énumérant les factures, les assurances, les frais de scolarité ou encore les clubs auxquels est inscrite son épouse. Norman est fait de cette lucidité qui peut se révéler impitoyable pour ceux qui en sont porteurs : il a conscience d’être inutile dans son travail (et bien payé pour cela), il comprend qu’il passe à côté de tout à cause d’une vie bourgeoise trop normée et il quitte même sa maîtresse dès lors qu’il se retrouve sans le sou – qu’espérait-elle, après tout, sinon des cadeaux onéreux ?


Sa ruine est elle-même directement imputable à cette lucidité. Le 11 septembre 2001, alors qu’il est supposé travailler dans l’une des tours du World Trade Center, il passe la matinée à batifoler avec sa maîtresse. Puisque l’occasion fait le larron, il en profite pour jeter aux ordures ses cartes de banque, ses papiers d’identité, son permis de conduire, bref tout ce qui le rattache administrativement à sa vie présente, et décide de prendre la route. Il sera, putativement, l’une des victimes de l’attaque terroriste. Il passe pour mort et en profite pour recommencer sa vie sur des bases plus saines : il profite des paysages d’Amérique, vit des aventures rocambolesques, retourne à Markheim où il a vu le jour quarante années plus tôt… Jusqu’à ce qu’il prenne peu à peu la mesure des déceptions qui l’attendent.


Là est l’une des forces du récit de Rodolphe : si la bourgeoisie américaine a des airs d’astre mort, le vagabondage est tout aussi déceptif. À Markheim, Norman revoit son amour de jeunesse Linda, métamorphosée physiquement et probablement épuisée psychologiquement. Il pense à tante Mae, à qui il écrit une fois par an, mais ne peut l’approcher sous peine de voir la supercherie de sa fausse mort révélée. Il prend alors la route avec un camionneur, se rassurant en se disant : « Voilà ce qu’on oublie quand on est directeur-adjoint d’une boîte de com, à passer sa vie sous des spots avec l’air conditionné… » Mais là encore, la joie est de courte durée. Désargenté, assailli de visions culpabilisantes de ses parents (morts dans un accident de voiture), il finit par vider les poubelles et récurer les toilettes d’un café-restaurant pour obtenir de quoi se nourrir. Il prend ensuite la route avec des roadies, passe quelques jours au cachot après une bagarre dans un bar, récupère des bouquins destinés aux ordures, dort à la belle étoile et vivote à nouveau sans savoir de quoi ses lendemains seront faits.


Vis ma vie de clochard


Comment voulez-vous que cet homme défait ne repense pas à sa vie d’avant ? Comment pourrait-il ne pas idéaliser ce qu’il a jadis maudit ? Celui qui n’existait plus, c’est Norman, pas seulement le cadre d’entreprise, mais aussi celui qui pensait pouvoir s’émanciper par la fuite. Rodolphe nous conte le sans-abrisme avec beaucoup de talent, façon Jack London ou Robert McLiam Wilson. Tu chopes un virus un peu trop agressif, une bactérie un brin sournoise ? Tu crèves. Pas de médecin pour les pauvres, et encore moins de médicaments. Surtout en Amérique. La solidarité entre SDF ? Tu parles ! Voilà que des types encore plus miséreux que Norman le privent d’une liasse de billets (il a vendu sa montre pour une somme dérisoire) et de ses chaussures. Il reste certes encore quelques braves prêts à lui filer un coup de main, mais il doit alors jouer les fils de substitution… Les riches s’emmerdent, les pauvres meurent à petit feu. L’espoir, on en est quitte.


Celui qui n’existait plus ne s’arrête pas en si bon chemin. Le lecteur aura droit à une romance entre laissés-pour-compte, à un passage à tabac totalement gratuit, à une SDF proposant une pipe en échange d’un café, à une représentation sarcastique du mouvement Beatnik (« Comme tout le monde, j’ai tiré deux ou trois fois sur un joint, j’ai essayé de lire Kerouac et j’ai vu Grateful Dead en concert… ») et à un final se liant à l’ouverture avec une ironie mordante – et quelque peu désespérante. Puis, il y a les dessins somptueux, en noir et blanc, de Georges Van Linthout. Leur finesse et leur poésie se marient parfaitement avec le récit proposé par Rodolphe. On en redemande.


Critique publiée sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
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le 21 oct. 2019

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