Cette ville te tuera est le premier recueil d'histoires courtes sur cinq de l'anthologie que Cornélius consacre au légendaire Yoshihiro Tatsumi (1935-2015), père illustre du gekiga. Celui-ci propose un condensé de 23 histoires que l'auteur a réalisé entre 1968 et 1970, alors âgé d'une trentaine d'années. Gekigaka prolifique, il n'a pas souhaité voir rééditées ses oeuvres plus anciennes. Ces nouvelles sont pour l'écrasante majorité d'entre elles inédites en France, constituant un apport indispensable à toute collection de manga (en plus de prendre pour écrin un livre à la qualité de fabrication proprement exceptionnelle, comme les éditions Cornélius ont l'habitude de produire).

L'œuvre globale se résume en un portrait fataliste et sans concessions du quotidien du peuple japonais urbain d'après guerre, celui des authentiques laissés pour compte de la modernité, qui conjuguent les désillusions de la Seconde Guerre Mondiale et la brutalité de l'industrialisation japonaise. Tous les protagonistes incarnent le revers de la médaille, ceux qu'on ne voit pas, les invisibles. Principalement membres de la classe ouvrière (à la différence d'un Tadao Tsuge se concentrant sur les couches de la population encore plus défavorisées), ils exercent les métiers d'opérateur d'assainissement, d'incinérateur, de pousseur dans le métro, de laveur de vitres...

C'est l'histoire d'un autre Japon, à l'ombre du développement économique, victime d'une ville pantagruélique, assourdissante, qui ne fait que s'étendre. A l'origine prometteuse de succès, elle s'avère asphyxiante, n'engendrant que misère et déshumanisation. Les individus y sont des rouages mécaniques, interchangeables. Il y a en ce sens dans le trait de Tatsumi une attention singulière à retranscrire la noirceur des immeubles et des ruelles exiguës. Malgré le rassemblement toujours grandissant des foules, en pleine transition démographique, c'est la profonde solitude de ces personnages principaux, qui ploient sous l'architecture, qui frappe le lecteur. Pour la plupart mutiques, ils semblent spectateurs de leur existence. Même si beaucoup ont une femme, des collègues de travail, ils n'apparaissent à aucun moment intégrés dans leur propre vie. L'entourage humain est bien présent, mais il demeure entourage, il ne pénètre pas le coeur des individus, qui subissent leur vie de labeur, frustrés. Parfois empêtrés dans des questionnements existentiels, ou victimes de leurs désirs ensevelis, cette frustration lancinante, ruminée, les conduit bien souvent à commettre l'irréparable, que ce soient des meurtres, des viols, ou le suicide.

"Il y a toujours eu quelque chose de pourri dans cette ville. Tôt ou tard, quelqu'un devrait s'en charger"

L'incinérateur dans la nouvelle éponyme (octobre 1968)

Parmi les histoires, nous pouvons citer le philosophique Mon Hitler, paru en décembre 1969, décrivant la crise existentielle d'un tokyoïte vivant avec sa femme dans un appartement étroit, ou bien encore l'immersif Tango du chat noir, d'octobre 1969, véritable conte populaire sur la vie d'une station thermale. Il ressort de toutes ces nouvelles un sentiment de devoir accompli. Tatsumi a réparé le vide, il a dessiné ce qui devait être dessiné, ce qui a été tu. Il a dessiné son époque, derrière les imageries fantasmatiques contemporaines. Cet ouvrage, quintessence de Tatsumi, est un sans faute. Lire Yoshihiro Tatsumi est un devoir.

Olimaat
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le 5 juil. 2024

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Olimaat

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