Chainsaw Man
7.7
Chainsaw Man

Manga de Tatsuki Fujimoto (2018)

La jeunesse d’aujourd’hui elle n’a pas connu les contes populaires poignants où les enfants étaient astreints à la souffrance. La petite fille aux allumettes ? Oliver Twist ? Les malheurs de Sophie ? Rémi sans famille ? Princesse Sarah ? Jamais ils n’en ont entendu parler pour certains. Il y a des traditions qui se perdent et une culture qui se meurt comme un foyer dans l’âtre au petit matin.

Qu’est-ce qu’ils ont à la place ? Un substitut ; un ersatz s’ils sont chanceux. Le subutex de l’héroïnomane en somme ; à savoir un pis-aller méphitique dont il faut se contenter. Et c’est ça Chainsawman, c’est la buprénorphine qu’un junkie de lecteur comme nous prend pour son traitement davantage que pour son plaisir. Le manga qui se rapproche d’un bon Shônen sans jamais atteindre le stade – pourtant proche – qui lui permettrait d’accéder à la consécration. Comme une victime de noyade qui, après avoir cherché à rejoindre la surface, se sera heurtée à une épaisse couche de glace qui l’en prévient. C’est rageant, et ça fait toute la différence entre une brasse exaltante et une mort atroce.

Ça se démarque du Shônen coutumier, la chose est actée. Plus question du garçon candide aux joues roses et aux idées pures pour incarner le rôle du personnage principal, c’est un peu plus sale. Mais c’est sale car ça cherche à le devenir cosmétiquement à défaut de l’être authentiquement. La naïveté d’un propos de Shônen est ici remplacée par un misérabilisme tapageur et grotesque qui lui donne bien le change. Voilà que le héros, pour rembourser la dette de son père décédé, a vendu un œil, ainsi qu’un rein et même une couille (top destroy n’est-ce pas). Et puis, en plus d’être réduit en esclavage par des yakuzas – car ce sont des choses qui arrivent – il est atteint d’une maladie du cœur héréditaire qui lui fait cracher du sang.

Vous le sentez ce petit côté misérabiliste poussif que j’ai pu arguer précédemment ? En ce qui me concerne, je l’ai senti au point de m’en rompre l’échine tant il se caractérise par sa lourdeur manifeste. Fujimoto, une fois de plus en fait des caisses ; que dis-je, des containers.

Le scénario, shônen oblige, n’innove en aucune façon. On commence avec la chasse de petits diables pour se mettre en jambe jusqu’à ce que se profile une trame plus noueuse. D. Dray Man, Yu Yu Hakushô, Bleach et tant d’autres se sont construits en respectant ce schéma classique qu’un habitué peut réciter par cœur.

Les personnages trouvent même le moyen d’être moins attachants que ceux des Shônens précédemment cités. Le côté adolescent faussement mature suppléé ici au caractère juvénile qu’on retrouve souvent chez les protagonistes, mais ça ne grandit pas les protagonistes pour autant. Je les ai trouvés insupportables tout du long à babiller inconséquemment et bruyamment en se donnant des airs. On retrouve les mêmes caractère – et les mêmes dessins ? - que ceux abordés dans Jujutsu Kaisen. Et sans la tempérance de surcroît. Les excès, toujours les excès, quitte à nous excéder. Ils ne sont pas décalés ces personnages, ils cherchent à l’être et c’est criant.

Les inspirations ? Elles aussi sont criantes. Rien ne se fait ici avec légèreté ou discrétion. Dorohedoro aura tapissé les murs, mais pour l’esthétique seulement ; pour la pose dirais-je. Une pose bien loin de s’apparenter au modèle original qu’on cherche ici à singer minablement. Et puis, on ne pourra pas ne pas le remarquer, mais Devilman est à l’honneur, bien que l’hommage qui lui soit fait n’ait rien d’honorable.

Car au fond, Chainsawman serait un Devilman nous parvenant un demi-siècle en retard et le tout, sans même avoir la substance qui faisait son originalité. Qui souhaiterait voir à quoi ressemble la postérité de Devilman dans ce qu’elle a de plus glorieuse pourra lire Parasite pour mesurer comment on hérite avec honneur de ce dont on s’inspire. Il ne suffit pas, en effet, de s’inspirer de quelques thèmes d’un manga pour marcher dignement dans ses traces, il faut en comprendre les rouages et y apporter une valeur ajoutée. Et, au risque de priver monsieur Fujimoto de ses atouts : le gore à pas cher pour la finalité du gore, ça n’est pas un argument.

Il m’arrive d’encenser les effusions de carnage ailleurs, alors pourquoi pas ici ? Au nom de la parabole du bon et du mauvais chasseur ? Non, parce que la violence est ici rapportée de manière immature et grossière quand chez d’autres, elle est glorieusement mise en scène et surtout, toujours à propos quand le commande la trame. Le sanglant, pour avoir un sens et une saveur, ne doit jamais être un prétexte au défouloir. Ce qu'il est ici. C’est à la portée du premier crétin de dessiner des taches noires informes pour étaler le sang plein les planches ; c’est en revanche un art de virtuose que de faire gicler l’hémoglobine avec minutie, maestria et sens. Esthétiser la violence ne suffit pas, il faut aussi savoir la retranscrire pour ce qu’elle a d’horrifique et non pas uniquement ses aspects jouissifs.

Chaque chapitre de Chainsawman est une équation différente dont la réponse est toujours la même : «massacre à la tronçonneuse, lol». Que ça soit immature, on le conçoit bien assez tôt, mais dès lors où il est question de se donner des airs et de blablater des heures durant pour aboutir à un épilogue chaque fois prévisible, rien ne va plus.

Fujimoto est à la base un auteur de Seinen. Ou peut-être est-il un auteur qui, dès le départ, gravitait entre ces deux genres dont la porosité se sera insidieusement accentuée au fil du temps. Tsugumi Ohba et Takeshi Obata, en leur temps, avaient déjà assénés quelques coups de boutoirs à la frontière qui séparait ces deux catégories mal définies. Toujours est-il qu’un auteur de Seinen est un brin plus prétentieux – non pas par orgueil – mais parce qu’il pense légitimement pouvoir apporter davantage que la surface de son œuvre. Seulement, sous la surface de Chainsawman, qu’y a t-il si ce n’est de la violence gratuite et des lieux-communs déjà ressassés ailleurs ?

Avec des tons plus matures, on espérait esquiver le Shônen lambda, mais on finissait par retomber dedans par des moyens détournés. Et la bifurcation ne fut pas bien longue avant qu’on en revienne aux travers du genre. Celui qui espère voir le Shônen se renouveler grâce à une plume trempée dans l’alacrité et l’originalité fait fausse route ; il tombe de Charybde en Scylla tandis que les deux styles éditoriaux ont sensiblement la même tournure.

À mesure que le fil de l’intrigue se dessinait, il fallut que je détermine qui de Jujutsu Kaisen ou Chainsawman avait été écrit et dessiné en premier pour déterminer à qui incombait le plagiat. Fujimoto ayant quelques mois de retard sur Gege Akutami, il est l’heureux détenteur du titre infamant de contrefacteur maladroit. J’écrivais que la discrétion n’était pas son fort, mais la proximité des deux œuvres, que ça soit pour les dessins, la thématique ou même les pouvoirs, est simplement trop équivoque pour qu’on se résigne à détourner pudiquement le regard. Si vous souhaitez retirer la substantifique moelle de la critique verbeuse que je rédige présentement, l’esprit de synthèse me permet de résumer mon propos à l’extrême dans la formule suivante : «Chainsawman, c’est Jujutsu Kaisen, mais en moins bien». À un point où c’en devient aussi triste que la comparaison est flagrante.

Chainsawman cherche à être destroy. On parle à la cool, on dit des gros mots pour ponctuer ses phrases, on vomit, il y a du graveleux pour adolescent et on déchire tout à la tronçonneuse. Puis, on essaye de bâtir une œuvre sur ce seul postulat. Soudain, l’exercice est moins évident, quelque part compromis par des bases branlantes si ce n’est absentes. On ne construit rien sur la pose. Et rien de probant ne germe jamais de Chainsawman qui sème du gravier en espérant y voir pousser du blé. Ce qui résultera de cette initiative ne nourrira pas son homme, ma lecture m’a en tout cas laissé sur ma faim.

Le manga a des airs, tant et tant qu’on voudrait y croire. Mais un regard rétrospectif et pointu décèle les failles. Et derrière chaque faille, il y en a une nouvelle qui à son tour en cache une autre. La baraque a de la gueule, j’en conviens, mais il s’en faudrait d’un souffle seulement pour la faire s’effondrer.

Quand des personnages viennent à disparaître, on mesure à quel point ceux-ci étaient superficiels au regard du manque d’intérêt qui nous anime. C’est fou, je n’ai absolument rien ressenti. Ni une gêne, ni un manque, pas même une satisfaction. Les personnages de Chainsawman sont attachants à ce point et ne sont finalement fait que des traits du dessin qui les constitue.

Le requiem adressé à l’attention d’Himeno, comparé à celui entonné en l’honneur d’Uvoguine, permet d’illustrer tout ce que l’œuvre a de bassement vulgaire et de bêtement juvénile. Car oui, Fujimoto peut, dans un même élan, s’inspirer grossièrement de Hunter x Hunter (et pas qu’à une reprise) tout en s’abandonnant à une référence à Sharknado. Ce manga est une pompe aspirante qui attire son lecteur vers le bas. Et tout en dedans s’agite tandis que le récit emploie chaque effort à rester désespérément amorphe et statique.

Je vous passe les amourettes adolescentes - là encore - car j’ai encore à ce jour comme des morceaux de Fire Punch qui me sont restés de la bile ; la récidive ne me tente guère. C’est pas aussi horrible que ça en a l’air, mais c’est constamment qu’on y a droit. J’en viens à souhaiter une fin horrible plutôt qu’une horreur sans fin.

Et puisqu’il faut parler de la fin – enfin – je renoue donc avec ma remarque précédente pour mieux assurer les lecteurs de cette critique que Chainsawman est une réplique aseptisée et sans propos de Devilman.

Makima, derrière ses airs de protagoniste débonnaire, était en réalité l’antagoniste ultime comme Ryô en son temps dans Devilman. En beaucoup moins bien amené, cela va sans dire. Avec, en prime, une réincarnation de Makima pour conclure l’affaire sur un câlin.

Ce n’est pas cet énième succès supposément nouveau qui renouvellera le sang embourbé et sclérosé du Shônen. Au mieux, c’est un vague diluant temporaire ; au mieux. Une deuxième partie de Chainsawman est amenée à paraître en juillet 2022 – elle sera déjà parue d’ici à ce que je ne publie ma critique. La première moitié du voyage m’aura en tout encouragé à faire demi-tour. Tout m'engage en effet à ne pas poursuivre sur la voie d’un échec bien articulé et qui n’avait de toute manière rien à dire à en juger son intrigue. Le Shônen-Nouveau, apparemment, n'est fait que du cadavre putride du Shônen qui l'a précédé, cette fois gonflé de faux airs subversifs.

Josselin-B
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le 6 nov. 2022

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Josselin Bigaut

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