Singapour est une sorte de métaphore du XXIe siècle. C'est un ancien comptoir colonial dont les Anglais sont partis, qui a eu des velléités de fusionner avec la Malaisie, qui a refusé par peur de sa trop grande concentration de Chinois aux commandes de l'économie. C'est un territoire qui a connu des soubresauts syndicalistes, qui ont été réprimés dans le sang, avant que s'affirme la mainmise sur l'Etat de Lee Kwan Yew, ancien avocat défenseur des droits de l'Homme. La gauche ayant été disqualifiée comme "communiste" ou emprisonnée, la cité-Etat a misé son développement sur sa situation géographique idéale, à l'entrée du détroit de Malacca, et sur son légendaire dumping fiscal (remember Cahuzac ? ^^).
Aujoud'hui, vivre à Singapour, c'est vivre dans une société très tournée vers la technologie et le consumérisme, avec trois principales minorités qui cohabitent grâce au dynamisme du business. Une société, derrière ses rues réputées pour leur propreté et ses panneaux publicitaires pour produits financiers, qui ne connaît pas le pluralisme politique, criminalise l'homosexualité et où la population frappe par son apolitisme, son matérialisme et sa superficialité.
Lorsque j'y avais été, j'avais cherché à aller au-delà de cette carapace de culture d'aéroport si lisse, pour chercher l'identité passée de Singapour, ses racines. J'ai été au musée de la ville (très bien documenté), j'ai parcouru les différents quartiers...
Et au fonds, c'est un peu en lisant cette bande dessinée que j'ai eu ma réponse.
La bande dessinée est une reconstitution de la vie de Charlie Chan Hock Chye, un auteur de bande dessinée singapourien qui rêvait de devenir le Tezuka ou le Stan Lee singapourien, et qui, il faut le dire, avait les moyens de le devenir tant son style graphique est polyvalent.
Des passages mettent en scène Charlie Chan à différentes périodes de sa vie, ou en train d'évoquer le passé alors qu'il est devenu un vieillard un peu amer mais vif. Ces passages sont dessinés par le dessinateur Sonny Liew. On alterne ces aspects biographiques avec des restitutions pleines pages de planches d'oeuvres de Charlie Chan, et ce qui est frappant, c'est à quel point, quel que soit le genre que cet auteur a tenté d'aborder, il s'est efforcé de parler de la situation politique à Singapour avec un regard critique. Au point que le livre compte un appareil critique (notes de bas de page ET de fin de livre) pour aider à comprendre les allusions à l'actualité locale.
C'est un livre nostalgique, à bien des égards.
- C'est un regard rétrospectif sur Singapour, dont on reconnaît bien les ambiances, de la ville coloniale des années 1950 à la mégapole-vitrine actuelle.
- C'est une lettre d'amour à la bande dessinée sous toutes ses formes, tant Charlie Chan dévorait et assimilait tout ce qu'il trouvait : Tezuka, les comics américains, Disney, la BD underground engagée à la Mad Magazine... Il ne manque que la BD franco-belge.
- C'est un destin individuel marquant. Celui d'un homme talentueux qui refuse de faire des compromissions et finira par continuer à faire ses BD pour lui-même, sur son temps libre de veilleur de nuit. Quelqu'un qui, contrairement à son ancien camarade scénariste, ne transigera jamais sur ses convictions, notamment son admiration pour le leader syndical Lim Chin Siong, icone mise à terre des aspirations à la justice sociale.
L'ouvrage a aussi l'intérêt de donner accès à des bandes dessinées dont les tirages doivent être rarissimes. Dans l'ordre, donc :
- Ah huat et le robot géant (1956), l'histoire d'un petit garçon qui découvre un robot qui n'obéit qu'au langage chinois. Parabole sur le poids de la minorité chinoise à Singapour.
- Invasion (1957), une histoire de science-fiction à la Flash Gordon mettant en scène un être humain qui se réveille dans le futur pour voir une race extraterrestre qui a colonisé l'Humanité réfléchir à se retirer. Une parabole sur les aspirations à l'autonomie face aux Anglais de la cité.
- Bukit Chapalang (1959, une série de strips à la Disney, avec des animaux de la jungle, qui livre un récit à clé des tentatives de fusion avec la Malaisie.
- Roachman (1960), un héros singapourien piqué par un cafard, qui développe des pouvoirs qui font immédiatement penser à Spiderman (qui est ulérieur !). Armé d'un bâton, il lutte notamment contre l'injustice sociale. Le style graphique est beaucoup plus réaliste et sombre. La série est interrompue par le mariage du scénariste et complice de Charlie Chan.
- Des tentatives comme illustrateur de revues, qui n'intéresseront pas suffisamment l'auteur.
- Singapor Inks, fournitures de bureau (1983), allégorie, à l'échelle d'une entreprise, de la mainmise de Lee Kwan Yew sur la politique.
- Jours d'août (1988), uchronie inspirée du Maître du haut château de Philip K. Dick, qui imagine un monde où ce n'est pas Lee Kwan yew, mais Lim Chin Siong qui a obtenu le pouvoir. Charlie Chan a pu y devenir une figure culturelle majeure.
On le voit, ce livre a beaucoup de couches d'interprétation qui en font une formidable plongée dans une univers à la fois inconnu et passionnant. Singapour a bien un passé, même si elle fait tout pour lui tourner le dos.