La dernière page de Claude Gueux, reprenant les mots de Victor Hugo, est édifiante quant aux enjeux de cette bande dessinée : « Voyez Claude Gueux, cerveau bien fait, cœur bien fait, sans nul doute. Mais le sort le met dans une société si mal faite, qu’il finit par voler ; la société le met dans une prison si mal faite, qu’il finit par tuer. Qui est réellement coupable ? Est-ce lui ? Est-ce nous ? » Ce commentaire conclusif n’est rien d’autre qu’une manière d’affirmer les déterminismes sociaux et sociétaux : s’il n’existe aucune fatalité, il reste que certaines réalités sociologiques et civilisationnelles agissent sur les individus comme de puissants incubateurs.


Pour mieux le comprendre, rappelons les grandes lignes du récit, bien connues : Claude Gueux vole un pain pour nourrir sa fille affamée, est incarcéré à la suite de cet acte désespéré et se lie d’amitié avec un détenu nommé Albin, que le directeur des lieux finit par muter sans motif légitime, de manière tout à fait arbitraire. Claude Gueux, qui a un sens aigu de la justice, plaide en vain sa cause après du maître des lieux, avant de condamner à mort ce « méchant homme, qui jouit de tourmenter ». Il fait alors ses adieux à ses codétenus, accepte de se soumettre à leur jugement, leur distribue ses biens matériels et commet l’irréparable. On le sait, Victor Hugo était un célèbre opposant à la peine de mort. Au même titre que Le Dernier Jour d’un condamné, Claude Gueux s’appréhende évidemment comme une énonciation littéraire de ce combat politique. Contraindre, puis punir de mort l’objet de cette contrainte, y tient lieu de double infamie.


Avec une rare économie de dialogues, Séverine Lambour et Benoît Springer parviennent très bien à caractériser les deux principaux protagonistes du récit : Claude Gueux est un artisan dont les affaires vont mal, préoccupé par le sort des siens, qui souffrent de conditions de vie déplorables ; le directeur de la prison, autoritaire, se montre méfiant et envieux de sa popularité auprès des autres détenus, raison pour laquelle il prend le parti de lui infliger une peine aussi radicale qu’injuste. Car, comme l’expriment ceux qui côtoient Claude aussi bien à l’atelier qu’au cachot, « sans la ration d’Albin, il va mourir de faim ». Et sans l’amitié de ce dernier, il va probablement dépérir. Ces deux malheurs affligeant celui que la société a contraint au vol sont parfaitement restitués dans l’album. La faim le tenaille et il ne cesse de la verbaliser. C’est Albin, en partageant ses rations avec lui, qui parvient à l’endiguer. Quant à l’importance des liens qui se sont créés entre les deux hommes, une salve de vignettes représentant la solitude et la peine d’un Claude Gueux désormais privé de son acolyte permet d’en prendre la pleine mesure.


La couverture de l’album contient en germe son programme. On y voit les traits rugueux du directeur surplombant un Claude Gueux manifestement accablé, isolé, diminué au centre d’un vaste décor carcéral. Les dessins de Benoît Springer, très soignés, produisent souvent cet effet suggestif, discret mais réel : ce sont des prisonniers accoutrés à l’identique, alignés comme des endives dans un atelier de confection de chapeaux ; c’est un directeur à la bouche tombante et à l’air dédaigneux ; ce sont des inserts oxymoriques sur la nourriture, chiche et peu ragoûtante, mais si précieuse… Lecture rapide (72 pages peu dialoguées), cette adaptation de Claude Gueux n’en conserve pas moins les reliefs que Victor Hugo avait su, en son temps, lui affecter.


Sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
7
Écrit par

Créée

le 4 juil. 2021

Critique lue 76 fois

6 j'aime

Cultural Mind

Écrit par

Critique lue 76 fois

6

D'autres avis sur Claude Gueux

Claude Gueux
albakhar
7

Saisissant

Lue dans le cadre du festival "Mots et Images".C'est une adaptation d'un roman de Victor Hugo, inspiré de faits réels. Je ne connaissais pas.Peu de mots, beaucoup d'images, qui nous font ressentir...

le 5 mars 2023

Du même critique

Dunkerque
Cultural_Mind
8

War zone

Parmi les nombreux partis pris de Christopher Nolan sujets à débat, il en est un qui se démarque particulièrement : la volonté de montrer, plutôt que de narrer. Non seulement Dunkerque est très peu...

le 25 juil. 2017

68 j'aime

8

Blade Runner
Cultural_Mind
10

« Wake up, time to die »

Les premières images de Blade Runner donnent le ton : au coeur de la nuit, en vue aérienne, elles offrent à découvrir une mégapole titanesque de laquelle s'échappent des colonnes de feu et des...

le 14 mars 2017

62 j'aime

7

Problemos
Cultural_Mind
3

Aux frontières du réel

Une satire ne fonctionne généralement qu'à la condition de s’appuyer sur un fond de vérité, de pénétrer dans les derniers quartiers de la caricature sans jamais l’outrepasser. Elle épaissit les...

le 16 oct. 2017

57 j'aime

9