Le tacle du titan

Colossale est initialement une BD webtoon qui a été par la suite adaptée en 5 tomes. C'est un shojo revendiqué nous faisant suivre les tribulations de Jade, jeune fille issue d'une famille aristocratique trop rigide pour tolérer sa passion secrète : la musculation. On suit son parcours au sein des obligations de son milieu, entres dîners mondains pénibles et rencontres galantes lourdingues. Elle va évidemment avoir un crush sur un jeune palefrenier musclé de basse extraction, devra cacher de nombreux aspects de sa vie à sa famille BCBG et mêler tout ça à sa vie de lycéenne et les contraintes sociales de sa condition.

Ce synopsis pourrait faire soupirer les gens qui ne sont pas intéressés par les shojos orientés sur les amours impossibles, mais la BD se montre un peu moins classique que ça. Le simple fait que Jade soit à fond sur la muscu constitue un vent d'air frais en soi, qui va infuser toute la BD. La co-autrice Diane Truc nous partage sa passion personnelle avec sincérité, se montrant très informative sur la question, les enjeux qui l'entourent (pourquoi ce n'est pas accepté dans les milieux très bourgeois, comment la pratiquer de manière saine etc) et détricotant ses clichés avec malice. D'ailleurs les éditions collectors contiennent des textes supplémentaires sur le sujet qui se montrent très instructifs et avec une écriture légère qui les rend abordables.

L'autre point qui remporte franchement l'adhésion c'est l'humour. Les autrices ont parfaitement su reprendre une certaine tonalité manga en l'adaptant à leur sauce, par exemple avec les trognes exagérées que prennent les personnages qui les rend terriblement expressifs et drôles. Le langage des ados est fleuri juste comme il faut pour bien traduire un âge où l'on est moins poli que ce que s'imaginent nos parents, et les bonnes grosses piques bien senties fusent. C'est toujours rafraîchissant de voir en BD des ados causer sans filtre, et avec le dessin parfois cartoon on a un excellent combo qui rend la lecture très fun.

Pour ce qui est de la comédie romantique elle-même, elle reste dans les clous du genre avec ses joies, ses déceptions, ses trahisons et ses dilemmes amoureux. On ne réinvente pas l'eau chaude mais la galerie de personnages est suffisamment attachante pour que ça passe sans problème. Si le milieu bourgeois est assez uniformisé, il suffit d'aller au lycée ou à la salle de sport pour que l'on trouve une bien plus grande variété de physiques et de profils, ce qui change du tout venant. On traverse des sujets variés allant du contrôle du corps au cirque aristocratique en passant par la scène drag. Là aussi l'édition collector ajoute des infos très intéressantes, par exemple sur la chasse à courre qui fait l'objet de quelques chapitres, ou sur les loisirs élitistes des riches et leurs conséquences. J'ai trouvé ça bien vu, avec une écriture fluide, il y a juste un point que je regrette où l'autrice semble nous suggérer de nous moquer collectivement des riches qui se ridiculisent à la plage, et j'ai du mal à ne pas grimacer à l'idée d'encourager notre bully intérieur. Le reste des opinions personnelles présentées me paraît cependant pertinent, ce genre de récit ne pouvant pas se passer d'un point de vue affirmé sur les sujets traités.

Colossale est une histoire légère et très fun, qui tantôt joue avec les clichés et tantôt les assume tels quels. Ses résolutions sont un brin faciles mais restent dans le domaine de ce qu'on aime trouver dans ce genre d’œuvre. C'est une bonne recommandation de ma part. Mais maintenant je vais parler longuement d'un point qui me fâche, c'est la transposition du format webtoon sur internet au format BD.

La particularité de webtoon c'est que l'on fait défiler tout un chapitre sur une seule longue colonne plutôt que d'avoir des pages à "tourner" ou à mettre côte-à-côte. C'est un format qui est idéal pour les smartphones, et ça peut aussi permettre des mises en page particulières où l'on découvrirait tout du haut vers le bas. Il y a par exemple un moment où la mère de Jade lui explique pourquoi elle doit faire des courbettes auprès de leurs voisins plus riches : elle ordonne à sa fille de se taire, pointe vers le plafond sans mot dire, Jade lève les yeux, le lecteur fait défiler. La vitesse de défilement et le niveau de zoom font que la première chose que voit le lecteur est alors un lustre clairement abimé en gros plan, puis on défile à nouveau vers le bas et on voit la mère qui s'exclame "On a besoin de cet argent !" Le regard du lecteur aura donc pu être naturellement dirigé vers les bons éléments, c'est une bonne utilisation du medium. Mais une BD physique ne fonctionne pas comme ça, on n'a pas encore de longs parchemins à dérouler pour retranscrire l'expérience. Il faut donc fournir une adaptation d'un medium vers un autre, et je dois malheureusement dire que le résultat pour Colossale est mauvais. Pour reprendre cet exemple, la mise en page initiale était peut-être trop marquée pour conserver cet effet. Peut-être qu'avec une pleine page de cette "case" ça aurait marché, mais à la place on a le jeu de regard mère/fille sur la moitié gauche et la case avec le lustre et les personnages sur la moité droite, ce qui fait qu'on va d'abord regarder toute la moitié gauche, puis une fois en bas on regarde la bulle qui est juste à côté, en bas à droite donc, et éventuellement on remonte les yeux pour voir le lustre qui est déjà bien moins mis en avant. Ce n'est pas la même chose, on y perd en efficacité, mais à la limite ce n'est pas grave. Ici c'est un exemple où l'on perd un effet, mais au moins c'est clair, ce qui n'est pas du tout le cas de bien d'autres situations.

La plupart des dessins du webtoon sont logiquement dans un format rectangulaire vertical assez allongé, mais c'est manifestement galère de remplir efficacement les pages de BD de 17,50 x 23,80 cm avec ce genre de cases. Elles sont disposées les unes à côté des autres au petit bonheur la chance d'une manière qui n'est pas vraiment esthétique : beaucoup de pages ne sont pas entièrement remplies parce que la forme figée des cases du webtoon ne laisse pas la place pour ça, ce qui peut occasionner pas mal de vide entre les cases et donne un sentiment austère. Il y a un chapitre du webtoon qui montre une grande case sur un paysage qui occupe tout l'espace du smartphone parce que Jade va faire sa chasse à courre et qu'elle doit se montrer à la hauteur pour ne pas humilier sa famille. C'est un moment important pour elle, la mise en page va le mettre en valeur. Sauf qu'en version BD pour faire rentrer tout ça dans une page de format différent, ça donne une case toute étroite avec de larges bandes blanches sur les côtés et ça casse toute la grandeur du moment comme si on la regardait par une petite lorgnette. Alors qu'on a plus tard une pleine page d'un autre paysage magnifique, c'est donc qu'il était bien possible de couper ou adapter des dessins pour mieux coller au nouveau format. Le plus gros problème c'est surtout le sens de lecture qui est piégeux comme pas permis parce que les règles changent tout le temps. Parfois il faut lire toute la moitié gauche de la page puis toute la moitié droite, mais parfois il faut faire une alternance gauche-droite gauche-droite, et il arrive même qu'on doive faire gauche-droite droite-gauche. Quand j'ai une page où la première case occupe la moitié de la largeur et descend jusqu'aux trois quarts de la hauteur, si je vois qu'il reste une petite case carrée juste en-dessous je vais la lire en pensant qu'elle est dans la continuité. Pas de bol : c'est la chute d'une blague qui est en fait racontée un peu au-dessus sur la moitié de droite, en me gourant d'ordre je me la suis fait spoiler.

Il y a de nombreux moments dans le webtoon où les personnages "flottent" devant un arrière-plan blanc comme les pages non dessinées. Le défilement nous fait ainsi enchaîner des mini-strips de haut-en bas, sur un écran ça passe. Mais en BD quand on tombe sur une double-page remplie de petits bustes de personnages qui flottent sur fond blanc à la manière d'un gaufrier, placés tantôt côte-à-côte et tantôt l'un au-dessus de l'autre pour essayer de tout caser tant bien que mal, bah c'est franchement pas sexy. Et le pire c'est que la disposition des bulles n'aide absolument pas, alors que c'est l'élément graphique sur lequel il aurait sans doute pu y avoir le plus de marge de manœuvre en terme d'adaptation. Normalement on place les bulles de manière à diriger le regard des lecteurs pour qu'ils parcourent les bonnes parties du dessin et les bonnes répliques dans le bon ordre, mais ici le réagencement n'a pas l'air d'avoir été vraiment réfléchi avec la nouvelle disposition des cases les unes à côté des autres. Là encore on se méprend fréquemment parce que la bulle à lire est placée plus loin que celle de l'image juste en-dessous et qu'il n'y a pas de trait entre les cases pour les séparer clairement. C'est encore plus fréquent de revenir sur l'ordre de lecture que dans la BD Reflets D'Acide (pan, la balle perdue), pour des conséquences tout aussi dramatiques sur la narration.

En plus de ça il y a un dernier soucis que j'avais déjà rencontré sur la version BD de Lore Olympus, un autre webtoon : les couleurs ont pris cher. Elles ont manifestement été pensées pour un support rétroéclairé, ce qui n'est pas le cas d'un support papier. Tout est devenu plus sombre comme si on avait enfilé des lunettes 3D, ce qui rend certaines cases illisibles. Il y a un personnage nommé Halim dont je n'arrive que très difficilement à distinguer la barbe noire de la peau noire, ce qui est très désagréable et n'est pas du tout le cas dans le webtoon, on dirait la scène de Spinal Tap avec la dédicace au feutre noir de l'album noir. Il y a une scène dont toute la compréhension réside dans l'apparition d'une case affichant un écriteau "Psychologue" sur une porte. Dans le webtoon cette case fait toute la largeur et est assez espacée des autres pour qu'on puisse ne voir qu'elle sur notre écran, on ne peut pas la louper et on voit qu'elle est importante. Dans la version BD cette case est en petit en bas à droite d'une page, suffisamment discrète pour qu'avec un balaiement rapide du regard on ne la remarque pas ou en tout cas ne devine pas son importance, et surtout ses couleurs sombres la rendent illisible. Il faut se pencher et plisser les yeux pour arriver à distinguer les 3 premières lettres, ça permet de deviner de quoi il s'agit mais c'est vraiment pas terrible. On sent qu'il n'y a pas eu de contrôle sérieux sur le produit fini.

Dernier reproche et après j'arrête : c'est personnel mais je trouve ça dommage que les chapitres de cette version physique portent comme titre une réplique à venir pour donner envie. C'est un procédé qui peut marcher quand elle intrigue, comme dans la série télé Lastman dont ces titres ne trouveront leur sens que dans leur contexte ("Tu peux me passer la mayonnaise ?", "Des carrés dans des carrés"), mais ici je trouve que ça a plutôt tendance à gâcher les meilleures punchlines en les balançant trop tôt.

J'ai beaucoup plus parlé des problèmes liés à la version physique qu'aux qualités de Colossale, et croyez bien que ça me désole parce que c'est une super BD qui n'a pas l'écrin qu'elle mérite. Ces couacs ne sont pas des cas isolés, c'est apparemment récurrent dans les adaptations de webtoon parce que les dessins n'ont tout simplement pas été pensés pour ce support, et qu'à moins de les redessiner ou de les prévoir ainsi en amont comme Stjepan Šejić pour Sunstone (parler de Sunstone, check) on va bien sentir qu'on essaie de faire rentrer un carré dans un rond. Sachez cependant que ça ne doit pas vous faire fuir, la lecture reste hautement sympathique même dans ces conditions. Si vous vous fichez du physique, la version webtoon saura vous convaincre ou au moins vous offrir une démo. Sinon, sachez que j'apprécie les éditions collectors pour leurs petites infos, leur couverture rigide avec une nouvelle illustration profitant d'un jeu rigolo avec son rabat (pas toujours très bien réutilisé pour tous les tomes), et quelques chapitres bonus dont certains partent dans une tonalité beaucoup plus délirante (ils ne sont pas à mon goût je dois dire) et qui ne viennent pas de webtoon, ce qui se ressent immédiatement à leur mise en page.