Cette critique s'adresse à ceux qui ont vu le film, elle est tellement remplie de spoilers que même Neo ne pourrait pas les esquiver.
On nous prévenait : le prochain Matrix ne devrait pas être pris pour un "Matrix supplémentaire" qui se contenterait de reprendre une formule bien établie, il faudrait s'attendre à ce qu'il déçoive ceux qui espéraient retrouver les sensations du premier volet et ce serait sans doute une bonne chose pour l'industrie. Effectivement je préfère avoir une toute nouvelle orientation plutôt qu'un remake déguisé façon Star Wars VII, mais je trouve que l'engouement de certains critiques en dit long sur la disette qu'ils doivent ressentir en terme de blockbusters à leur goût.
Finalement la plus grande qualité louée par la critique serait son discours méta à charge contre Hollywood, et c'est vrai que ça n'y va pas de main morte. Entre la représentation peu flatteuse des repreneurs de l'univers de Matrix qui n'en retiennent que les éléments les plus superficiels, l'énonciation explicite de Warner Bros. qui ne laisse aucun choix (tiens tiens, on va y revenir) quand au déterrage de cette suite et la dépression de Neo qui semble à l'image de la fatigue que doivent ressentir les Wachowski, sans même parler de la première scène qui est directement commentée comme étant une repompe en moins bien de l'intro culte du premier Matrix dont Bugs questionne l'intérêt, on a une première couche méta largement explicite. Mais cette couche permet aussi et surtout d'en rendre une autre plus claire.
Lana Wachowski a témoigné que cette histoire s'était imposée à elle à la mort de ses parents, qui lui aurait donné envie de revoir de vieux amis en la personne de Neo et Trinity et de les faire ressusciter. Il n'empêche que cet élément scénaristique revêt un caractère plus acide quand il est remis en contexte dans le film : Neo et Trinity ont été remis à la vie par l'Analyste parce qu'il peut en exploiter un max d'énergie en les enfermant dans une prison invisible étouffante, laquelle énergie est renforcée quand on fait générer des émotions fortes, et ils vont devoir se battre pour retrouver leurs ailes. Après avoir représenté Neo comme le créateur de l'univers Matrix, la charge contre le Marketeux qui ressuscite une vieille licence pour la maltraiter et enferme ses créatrices dans un vide créatif à base de "Générez des émotions éphémères c'est tout ce qu'on vous demande pour alimenter la machine" en retournant contre elles leur gimmick le plus légendaire est très claire, même si elle ne se verra peut-être qu'après coup vu que cette partie intervient dans un tunnel d'explications qui monopolise trop notre concentration pour réfléchir tout de suite à un second degré de lecture.
Dès lors, la principale épreuve du film se joue sur le délicat équilibre qu'il peut y avoir entre préserver la cohérence de l'univers dans lequel cette suite s'inscrit et emmener tout son propos dans cette critique du monde hollywoodien qui n'était pas tout à fait ce qui caractérisait la trilogie d'origine. Sur ce plan Lana Wachowski s'en sort plutôt habilement. Elle profite de son ellipse avec l'ancienne trilogie pour rebattre les cartes et installer sa nouvelle situation pour ses personnages comme ça lui chante. Le propos de se libérer d'un système reste celui du 1er Matrix, simplement ce système là est plus spécifique. Le problème est que les choix effectués pour afficher ce discours l'emmènent parfois dans une impasse, alors que ce propos n'est vraiment plus original. Des suites de blockbusters qui font mine de dénoncer le principe des suites de blockbusters, il y en a à la pelle. Matrix Resurrections a une sincérité qui l'éloigne de l'hypocrisie de certains films où on a juste un personnage qui dit "Pourquoi tant de reboots ?" en guise de blague, mais on trouve de bien meilleurs exemples qui savent torpiller l'industrie du divertissement sans s'enfermer dans cette seule attaque (pensez à 21 & 22 Jump Street). Même l'idée de faire de la trilogie Matrix une fiction dans cet épisode 4 pour mieux la commenter n'est pas nouvelle, même si j'ai un peu honte de citer le film Ma Sorcière Bien-Aimée sur ce point. Alors certes le film a le grand mérite de ne pas se contenter d'être aigris et fait tout de même reposer son cœur émotionnel dans son couple Neo-Trinity, et c'est beau de finir sur eux et leur envolée à la Thelma et Louise. On sent la catharsis quand Trinity démolit l'Analyste et la photographie orangée laisse entrevoir les lendemains ensoleillés qu'espère Lana Wachowski. Cela contrebalance un peu la facilité de critiquer les studios en répétant ce que l'on connaît depuis quelques décennies.
Néanmoins si le fond me touche moins que d'autres spectateurs, je dois aussi dire que ce parti-pris apporte des problèmes regrettables. J'avais mentionné l'intro reprise du premier Matrix et commentée dans le film d'un "Pourquoi faire du neuf avec un vieux code ?". Je prenais cette scène comme un leurre et une note d'intention : voilà ce que vous espériez sans doute, mais vous pouvez constater que c'est un peu nul (la scène d'action n'est vraiment pas ouf) et donc on ne va pas refaire pareil en moins bien. Je trouvais ça très bien comme annonce, mais finalement le film va passer son temps à faire ce qu'il critique, comme plein d'autres films qui tentent de s'excuser de verser dans le cliché en s'auto-parodiant par le biais du méta. Que l'on présente à Neo des bribes des films précédents tandis qu'on les rejoue pour le renvoyer à son héritage me paraît pertinent. Mais refaire la scène d'entraînement avec Morpheus dans le dojo en moins bien ? Refaire le combat contre Smith du 1 avec certains effets repris à l'identique, mais sans la puissance émotionnelle ? Revivre le réveil de Neo dans sa cuve rouge avec le même décor mais en moins percutant (malgré des enjeux légèrement différents avec Trinity qui dort en face) ? Était-ce bien nécessaire alors que la première scène montrait déjà très bien que ce genre de reprise ne mène à rien ? Il y a aussi les commentaires faits sur l'univers qui peuvent aussi bien se montrer pertinents qu'un peu lourds. Quand Bugs présente pour la première fois les pilules rouge et bleue et qu'elle dit que oui ce choix binaire est ridicule mais que ce n'est qu'une question de forme parce que ce choix est déjà fait dans le script, j'ai pensé la même chose que devant l'intro : que Lana Wachowski nous avait dit ce qu'elle avait à dire sur le principe qui a aussi fait partie intégrante de sa trilogie et qu'elle allait passer à autre chose. Mais non, on passe notre temps à nous parler de choix, de dire qu'on n'a pas le choix, de nous présenter de faux choix. On avait compris la première fois, pourquoi nous dégoûter de ce qui était une bonne idée dans les précédents Matrix ? Pour dénoncer les films qui font pareils ? Mais alors donne l'exemple au lieu de reproduire ce qu'il ne faut pas en faisant la maligne !
Le film souffre d'autres défauts : tout le monde l'a déjà mentionné mais les scènes d'action sont mal filmées et ne dégagent rien en dehors de la dernière, quand il pleut des corps comme il pleuvait des voitures dans Fast & Furious 8 (je n'ai aucune pitié dans le choix des films que je cite). Ce climax est assez spectaculaire en plus de s'inscrire dans l'idée des consommateurs zombies qui viendraient étouffer les créateurs de leurs œuvres fétiches. Mais même lui se finit de manière mollassonne avec Neo qui se contente de déplacer son champ de force protecteur d'un ennemi à un autre. Je veux bien croire que l'action ne soit plus ce qui est recherché par les Wachowski et que Lana veuille se démarquer de la trilogie d'origine, mais ce n'est pas une raison pour mal réaliser ces séquences. Par contre les tunnels de dialogues des Matrix 2 & 3 sont bien de retour pour le ventre mou du film, ce moment où il faut expliquer à Neo tout ce qu'il a manqué en 60 ans, lui dire ce que sont devenus tous les personnages, lui parler d'un schisme entre les machines dont ne ne fera que peu de choses et lui faire goûter des fraises. J'apprécie néanmoins le moment où Neo se demande si tout ce qui a été accompli avant cette suite n'aurait servi à rien, ce qui est le principal problème que peut apporter une suite justement, et qu'on lui répond que si ça a servi, que tout le monde se porte mieux (enfin ceux qui ne sont pas dans la Matrice quoi, faut se rappeler que la paix négociée entre les humains et les machines dans Revolutions n'a pas conduit à sauver les prisonniers endormis).
Mais à côté de ce long moment dans la Réalité on a aussi quelques passages qui peuvent être confus parce qu'ils nous font passer trop vite d'un endroit à un autre, de la Réalité à la Matrice par exemple. Comme la confusion peut être un effet volontaire pour traduire le problème de Neo à discerner le vrai du faux je n'insisterai pas trop dessus, mais il est fréquent d'être un peu paumé pour pas grand chose. Là où le film passe vraiment trop vite par contre c'est sur certaines de ses bonnes idées : Neo a construit une mini-matrice dans la Matrice, et un programme de sa création a réussi à se réveiller pour lui parler ! Une matrice dans la Matrice, alors que Reloaded laissait entendre que la Réalité était peut-être bien une matrice elle-même puisque Neo pouvait lancer des éclairs ! Des programmes qui arrivent à se réveiller pour apparaître dans la couche de réalité au-dessus ! Neo qui rencontre sa propre création, laquelle doit réveiller son créateur en lui disant que c'est lui qui est dans un monde factice ! Non mais c'est pas sur-excitant comme propositions ça ? Sauf que finalement ça ne sert presque à rien. Morpheus est là pour faire rejouer à Neo ses rencontres du premier Matrix, mais c'est tout. Son arc de personnage consiste à remplacer sa garde-robe pour montrer qu'il est devenu libre. Il n'y a même pas de discussion de créateur à création alors que ça aurait pu servir la dimension méta du film. Ces idées sont vraiment cool, mais que d'occasions manquées bon sang !
Même problème de manque d'exploitation concernant Trinity. Tout l'enjeu du film consiste à voir si elle voudra quitter son confort fade pour se révéler telle qu'elle est vraiment, mais le film ne nous montre jamais son point de vue en solitaire, juste des discussions où elle exprime ses doutes. On reste cantonné à Neo, il dit d'ailleurs que pour une fois le choix ne lui appartient pas (et toutes les fois où les autres personnages faisaient un choix vital alors ?). La conséquence c'est que la scène où Trinity doit librement prendre sa décision dans un café rempli de militaires qui la regardent avec attention (c'est pas un reproche mais ce moment est vraiment très drôle) repose sur un suspense nul parce qu'on ne connaît presque rien de l'existence de Trinity et donc de ce qu'il peut se passer dans sa tête à ce moment. On se contente d'attendre sagement qu'elle fasse le choix évident prévu par le scénario de ce monde sans libre-arbitre. J'imagine qu'alterner les points de vue entre Neo et Trinity aurait risqué de fragiliser davantage le rythme, pour un résultat qui aurait sans doute souffert de la comparaison avec The Truman Show. Mais réduire ce climax émotionnel à l'attente passive de Neo anéantit sa force, même si on a pris soin de nous informer du statut de mère de famille responsable de Trinity et de son attirance pour l'univers du jeu Matrix.
Je cite beaucoup de défauts mais je ne me range pas pour autant du côté des détracteurs. J'ai plutôt aimé ses propositions et il y a plein d'idées qui m'ont amusé. Faire ainsi vivre son commentaire au sein d'une suite est un travail assez remarquable. Mais je ne peux m'empêcher d'être un peu déçu. C'est ça le génie méta que certains m'ont vendu ? Je veux bien admettre que sa forme est culottée, mais loin d'être révolutionnaire dans le paysage cinématographique et ça retombe dans les erreurs de la concurrence que ça entend dénoncer. Sa qualité de divertissement est lestée de fâcheuses scories alors que les Wachowski ont toujours eu pour objectif de joindre le propos à une forme de spectacle populaire. Si le film a encore de belles choses à raconter, je reste un peu sur ma faim. Si dans le film l'Analyste se fait dégommer et laisse les héros en paix, dans la vraie vie il se frotte les mains, même si ce n'est pas au sujet de ce Resurrections en particulier qui n'a pas l'air de beaucoup déplacer les foules.