Aniss El Hamouri ? Jamais entendu parler.
Ce n'est pas le jeune auteur inconnu qui m'attire vers la lecture de ce roman graphique. Plutôt deux autres éléments. Déjà, la couverture. Elle claque. Puis je vois la mention Vide Cocagne, petit éditeur qui avait livré une des meilleures BD de 2016 (Sauvage ou la sagesse des pierres). Bref, je me dis que ça ne doit pas être trop dégueu et je me lance.
Et on plonge dedans. On plonge encore et encore, à l'instar de notre protagoniste en roue libre. On plonge de plus en plus profondément dans la violence, le chaos et le vide d'une existence qu'on cherche à remplir, à définir, à limiter dans le cadre d'une "société". Mais qu'on ne peut empêcher de déborder, jusqu'à la libération ou la condamnation.
C'est ce qu'apprend à ses dépends Renata, jeune femme-ado qui manque cruellement de confiance en elle. Depuis des jours, des semaines, elle n'arrive pas à concrétiser son projet, à envoyer son manuscrit. A appuyer sur cette foutue touche "Envoyer". Comme elle n'arrive pas à oublier son ex et à s'émanciper du jugement de sa mère. Comme elle n'arrive pas à les "envoyer" chier. Pour parfaire cette vie de merde, elle accumule d'étranges migraines frissonnantes...
Elle est coincée dans cette société qui l'ignore et dans laquelle elle n'arrive pas à trouver sa place. Une porte de sortie inattendue s'entrouvre quand elle rencontre à nouveau les deux voyous qui lui ont volé son ordinateur plus tôt (avec son manuscrit dedans). Un Noir roux, chétif, belliqueux et impulsif, et un obèse immense, tatoué, sage et sincère. Ils répondent aux doux noms de Corbeau et de Beluga, ils sont le Ying et le Yang de la rue, la version tragique de Laurel et Hardy. Impitoyables, ils proposent à une Renata au bord du gouffre de d'abord passer la soirée ensemble. Après cette parenthèse, elle retrouvera son PC et donc sa vie "normale"...
Evidemment, cette parenthèse ne le reste pas, elle s'ouvre au fur et à mesure qu'elle séduit Renata qui s'intègre dans le quotidien marginal des deux lascars, rebus de société qu'on essaye de cacher sous le tapis comme la poussière. Rejetés mais libres. Les frissons se multiplient et les trois compères comprennent que ce sont des avertissements, que Renata peut percevoir les dangers à venir. Mais Renata a passé sa vie à éviter le danger, à fuir le moindre risque. Aujourd'hui, elle fonce dedans et embrasse à bras le corps toute cette violence libératrice, s'éloignant de plus en plus de son ancienne vie. Pour enfin vivre vraiment ?
Rappelant l'esprit de Kourtrajmé (notamment Notre jour viendra de Romain Gavras), Aniss El Hamouri peint un magnifique portrait d'une jeunesse perdue, en marge d'une société aveugle et en panne. Le graphisme et le découpage composent une ambiance ultra sensorielle et organique, qui oscille entre la fureur d'un mouvement instable, à l'instar du trait tremblant de l'auteur, et un spleen contemplatif dans lequel baignent de grandes planches remplies de fumée et d'attente.
Enfin, le récit est très subtil, nous attachant d'abord à ses personnages en quête de repères au bord du monde, puis nous questionnant intrinsèquement sur la nature "sociale" de l'homme. Finalement, qu'est-ce qui est le plus déshumanisant ? Sortir du cadre, ignorer les règles et revenir à une violence primitive, presque animale ? Ou étouffer sa liberté, accepter d'effacer son Moi pour vivre parmi les Autres, dans un rapport permanent de dominant-dominé ? Comme un frisson sort quasiment trente ans après V pour Vendetta mais le constat est toujours le même. Plus de vingt ans après La Haine mais la fin est toujours la même.
C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute il se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien. Mais l'important n’est pas la chute, c’est l’atterrissage.
Aniss El Hamouri ? Juste un des auteurs de BD les plus prometteurs que j'ai pu découvrir.