Des stéréotypes, j’en ai. Pas tant par esprit superstitieux que pour gagner du temps. Quand on m’extrait un miasme de ce que je tiens pour un torrent gastrique, j’assimile tout bonnement le premier au second. À raison, toujours. Ou presque.
Il y a des exceptions qui vous commandent des nuances. Aussi, si tous les faisceaux d’indice vous inclinent à penser au pire, ils ne constituent pas des preuves concluantes pour autant. Dandadan, ça a beau nous venir de la Nouvelle Cuisine du Shônen, c’en a certes les mêmes fragrances, mais on lui trouvera pas le même goût. Pas initialement, car tout est pur, mais rien ne le reste jamais longtemps.
Yukinobu Tatsu, j’aurais pu le deviner sans aller fureter du côté de sa biographie, il a comme qui dirait été l’assistant de Tatsuki Fujimoto. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça se voit. Je n’ai jamais trop trouvé, chez la plupart des mangakas ayant pu servir d’autres auteurs, une trace de ce qui constitua le trait de leur maître. Il faut avoir le regard franchement affûté pour déceler quelque similarités entre le trait d’un George Morikawa et d’un Kentarô Miura, ou entre Yoshio Sawai et Kazuki Takahashi. Ici, le nez à peine plongé une page dans le récit, et vous saurez de quoi il en retourne.
Ce coup de crayon distinct, puisé abondamment depuis certains Seinen, au point d’initier une nouvelle ère de Shônens, on le retrouve partout ces temps-ci. On va pas se mentir, d’un Stage S à Chainsaw Man en passant par Jujutsu Kaisen, ils se ressemblent tous. Le « Big 3 » du Jump offrait des styles foncièrement différents ; l’époque tourne présentement à l’uniformisation du trait.
Mais s’il fallait n’en retenir qu’un, de tous ces Shônens « mystiques » post Yu Yu Hakushô, ne serait-ce que pour le dessin, ce serait Dandadan. Car là où le style graphique de ce que j’avais baptisé L’Ère de Rien ne suggérait chez moi qu’un profond dépit, il a fallu que je m’ouvre au dessin qu’on me rapportait ici. Que je m’ouvre comme un rempart culbuté au bêlier ; parce que ce dessin-si, il vous frappe et vous percute pour toucher là où il faut.
Au style de ces auteurs précédemment cités, Yukinobu Tatsu y a jeté un rien de Boichi tout en prenant un soin particulier à agencer ses cases avec maîtrise. Les bulles seraient vides de texte que le contenu nous apparaîtrait cependant criant. Les postures, les expressions, tout y exhale un dynamisme non pas ici affecté, mais nous rugissant puissamment à la gueule à la moindre case qui vient. Le récit paraît vivant avant même d’annoncer un souffle et l’impulsion de l’élan créatif de l’auteur nous explose sans cesse aux yeux. On sait, parfois d’un coup d’œil seulement, quand une œuvre a été écrite avec passion. Une parfois si irradiante qu’elle vous contamine.
Dès son premier chapitre, Dandadan m’a conquis. Il a… tout pour me déplaire. Une histoire de lycéens confrontés au surnaturel, une possession magique en Deus Ex Machina, un caractère licencieux franchement immature… et pourtant j’ai apprécié ce que j’ai lu à ses prémices. Il en faut, dans la plume, pour suggérer chez moi la sympathie quand tout ce qu’on trouve enrobé dans le cadre narratif m’indispose.
Il y a le dessin et sa mise en scène, c’est acté, mais il n’y a pas que ça. Quelque chose d’autre doit être considéré. Le traitement de la thématique, avec quelques infimes couches de subtilité venues recouvrir la balourdise de la recette, change jusqu’à la perception que l’on a du goût de ce qui nous est servi. Il y a peu de choses qui sépare Dandadan de Jujutsu Kaisen et Chainsaw Man, mais c’est un « peu » qui séparé le « rien » du « tout », l’ingrédient ; le soupçon d’épice qui, versé dans la concoction, change tout pour le meilleur. Peut-être n’y a-t-il qu’une feuille de papier à cigarette à glisser entre Dandadan et ses ascendants, mais c’est d’une feuille d’or dont on parle. Tatsuki Fujomoto et Gege Akutani sont à Dandadan ce que les Titans furent à l’Olympe ; soit la première version brouillonne et rudimentaire d’un Panthéon étincelant.
Le petit binoclard à lunettes, jadis cantonné à un rôle tertiaire ou secondaire dans quelque Shônen que ce soit, accède enfin au premier plan. Cela aura pris des décennies. C’est ni plus ni moins que l’équivalent de Gurio Umino qui partage l’affiche avec sa comparse. Brillant calcul, à bien le considérer, car l’auteur convie aussi bien les déclassés et les demoiselles parmi ses lecteurs en leur proposant des personnages qui leur ressemblent. La petite comédie romantique qui en découle n’en est pas moins intéressante à lire, car connaissant ses limites.
La recette Dandadan est aussi la question d’un équilibre subtil entre l’action, l’humour et le volet sentimental. Yukinobu Tatsu joue sur tous les tableaux et mise juste à chaque fois. Le récit n’est alors jamais saturé d’un trop plein mono-caractériel, puisqu’on y retrouve sans cesse de tout, dans des proportions judicieusement respectées. Le récit que mieux aéré, nous emplissant les poumons d’un souffle frais qu’on croirait invariable.
Ça a beau être savoureux, dans l’assiette, y’a pas masse à grailler. Deux coups de fourchette – et des qui soient chiches – suffiront à en venir à bout. La redondance, finalement convenue, prévisible au point d’en être soporifique, émousse toute forme d’intérêt qu’on pourrait éventuellement ressentir pour une œuvre qui vous fera lever un sourcil, sinon les deux. L’histoire de la traque aux démons/extra-terrestres est sans cesse la même. Le fait que le schéma se répète n’est pas le point litigieux, Jojo’s Bizarre Adventure, après tout a brillamment relancé la même machinerie un million de fois pour nous séduire ; les aventures en elles-mêmes sont dépourvues de sel et d’innovation. On sent bien que le dynamisme est là, mais il n’est que le cri indistinct et désarticulé venu couvrir une absence de propos. Ça se dit fort, mais ça ne dit rien. Qui ne vaille la peine d’être entendu.
Du Gantz, on en retrouve aussi un peu, et même pas mal, dans la recette Dandadan. Le mélange de démons et d’extra-terrestre, le character design de certains d’entre eux, la comparaison ne me paraît pas oiseuse. Il y a du Bleach aussi, celui des débuts. Mais sans l’innocence, sans le nouveau, sans ce monde qui s’ouvrait à nous peu à peu. Dandadan, en vérité, on en a fait le tour en dix chapitres et on repart de plus belle jusqu’à en avoir le tournis. L’itération ne connaît aucune halte alors qu’on remet un coup d’accélérateur pour relancer le moteur. La bête rugit, mais elle le fait dans une cage de dix mètres carré. Forcément, ça tourne en rond.
L’éclat aura en tout cas été éblouissant. L’auteur aurait gagné, je le crois, à s’associer à un scénariste plus chevronné qu’il ne l’est. Le rendu est de toute manière trop immature et gesticulant pour qu’on le prenne véritablement au sérieux. Ça aurait pu être une étoile filante dans le ciel morne du Jump, mais finalement, Dandadan ne sera qu’un bref flash aveuglant, aussitôt consumé par sa propre incandescence faute matière à carburer.