Si pour le lecteur, deux ans ont passé depuis la publication du roman éponyme, c'est une décennie entière que les personnages de Darryl Ouvremonde ont dû traverser loin de nos yeux (mais pas forcément loin de nos cœurs, pour ceux qui les ont lus), avant de revenir titiller l'imaginaire des habitants du monde gris (comme on nous appelle par-delà les dimensions).
Avec Darryl Ouvremonde, Olivier Péru avait posé les bases d'un univers solide et fascinant, mûri de longue date et teinté d'autobiographie, au sein duquel il reprenait des codes et des représentations classiques pour les réinterpréter à sa manière, les renverser, les sublimer, avec un luxe de détails personnels en constante ébullition. Ainsi plongeait-il son lecteur dans un incessant tourbillon de couleurs, de visions, de sensations qui se télescopaient jusqu'à frôler la synesthésie. En cela, l'ouvrage se démarquait avantageusement du reste de la production destinée aux adolescents, trop souvent redondante, et pouvait sans problème se laisser apprécier par un adulte, de par la qualité littéraire de son style, la noirceur de son onirisme aux frontières du cauchemar (empruntant ça et là aux romans d'épouvante), mais également la complexité de sa narration duelle, déliant le fil du récit pour le tendre entre deux héros, deux univers antithétiques qu'il ne réunissait que sur le tard, avec une précision métronomique. De quoi regretter que l'ouvrage n'ait pas été voué à connaître de suite (du moins, sous cette forme-là).
Or voilà que - surprise ! - sous les plumes conjointes de Rémi Guerin et de Krystel, Darryl, Dean et Julianne reviennent à la vie pour reprendre le cours de leurs aventures - et par-là même, peut-être, clore certaines portes que le récit avait volontairement laissé ouvertes (pour le plus grand plaisir d'un lecteur qui n'attendait justement que ça !).
On le devine : il faut énormément de talent pour s'approprier l'univers d'un autre sans le trahir, surtout quand il est si riche et si foisonnant. Il en faut tout autant pour le mettre en images sans piétiner tout ce que le lecteur s'est dessiné dans sa tête pendant plus de cinq cent pages.
C'est pourtant l'exploit accompli par les deux auteurs de cette bande dessinée avec une maestria rare.
Côté coulisses, Rémi Guérin fait une fois de plus la démonstration de son incontestable expérience de scénariste, dans un registre où il a toujours excellé, parvenant à perfectionner des mécaniques qu'il maîtrisait pourtant déjà lorsqu'il écrivait City Hall et Booksterz, construisant son récit avec une rigueur narrative pensée à la bulle près, des répliques toujours justes, dans le ton et parfaitement ciselées, de sorte que son enquête est d'une efficacité redoutable et qu'on se laisse prendre avec beaucoup de bonheur aux nombreux rebondissements qui l'émaillent (qu'on ait lu ou non le roman).
Côté scène, la délicatesse du style de Krystel s'allie à son sens (inné?) de la couleur (parfaite) pour peindre un Ouvremonde plus vrai que nature, signant des planches parfaitement équilibrées, à la composition sans faille, dont chaque case régale l’œil avec la même générosité... et si l'Ouvremonde changeait radicalement à la fin de roman (pour le meilleur), elle parvient joliment à en conserver l'identité visuelle tout en extrapolant son devenir, de sorte qu'on s'y croirait (ou qu'on voudrait s'y croire, ce qui revient au même).
Sans la participation de son créateur, on aurait pu craindre un spin-off édulcoré qui réduirait l'Ouvremonde à un Disneyland steampunk désincarné, et les personnages à de simples copies sans âmes, mais c'est tout le contraire. On se sent chez soi dans les rues de Kaelat, comme de retour après un long voyage, et on retrouve avec plaisir notre trio de héros (flanqués de quelques nouvelles têtes) comme si on les avait quitté la veille. Ils ont grandi et ma foi, ils ont bien grandi, charismatiques en diable, pétris de nouveaux espoirs et de nouvelles contradictions, si bien qu'on aime à les redécouvrir dans la lumière qu'ils irradient comme dans les ombres qu'ils cachent par-delà leurs sourires. Avec en prime, quelques accrocs au 4ème mur, dont on a hâte de savoir où ils entendent nous mener.
Le résultat est là : alors qu'on tourne (à regret) la dernière page de l'ouvrage, on n'a déjà plus qu'une hâte, pouvoir découvrir la suite, moins pour connaître le « qui » que le « pourquoi ». Ce qui déplace subtilement les enjeux, d'une façon assez inédite, et n'en rend la lecture que plus passionnante. A moins que l'on ne soit lancé sur une fausse piste ?
Un vrai et beau sans faute, comme on aimerait en lire plus souvent.
BEAUCOUP plus souvent.