Des soldats d'honneur - Donjon Monsters, tome 10 par louiscanard
Qu'est-ce que ça pouvait bien donner d'adopter le point de vue du monstre ? Le « monstre » au sens rôlistique : la créature lambda, par essence hostile aux joueurs, qui garde les entrées des donjons, ou qui pullule autour du boss de fin de scénario, cette bestiole sans substance qui se résume à un chiffre, le montant des dégâts nécessaire pour qu'elle s'évapore définitivement.
Sfar et Trondheim ont vraiment donné vie au monstre, à deux monstres : ils ont des noms, une famille (ils sont frères, et, en route, passent par chez leurs parents), un passé, un boulot (garder une entrée du Donjon), des opinions (qui évoluent), des principes, enfin bref, tout ce qui est d'habitude réservé aux humains et à leurs avatars de papier, de pelloche ou de pixels.
L'histoire débute quand Krag ne parvient pas à empêcher un vieillard aveugle de pénétrer dans la forteresse noire du Grand Khan par l'entrée qu'il garde avec son frère Görk (de repos ce jour-là). En punition, Krag devra être conduit par Görk en plein désert pour y mourir de faim et de soif après avoir eu les ailes arrachées. Des soldats d'honneur ne se lâche pas une fois ouvert. Ce voyage vers le désert ne manque pas de rencontres, de péripéties, de quiproquos, de morceaux de bravoure, et Görk est un anti-héros sacrément réussi, dont le destin est sacrément noir, placé sous le signe d'une ironie du sort impitoyable.
Görk a la méchanceté et la cruauté chevillées à l'âme ; il est lâche, veule, crapuleux et abjectement obéïssant aux ordres du Grand Khan, mais il faut dire que Görk ne brille pas par son intelligence, sa sensibilité ou son sens critique. Bref, voir cette brute épaisse se faire couillonner par sa bêtise et son obstination est jouissif ; n'empêche qu'avec la manière dont Sfar & Trondheim construisent et décrivent ce personnage au cours de l'album, on ne peut s'empêcher d'éprouver de la compassion pour Görk et une tristesse amère devant son destin. Le monstre du départ s'humanise subtilement et devient progressivement aussi une victime, de lui-même et de son environnement.
Enfin, cette histoire dessinée par Bézian, c'est LA bonne idée.
Ah, le dessin de Bézian, un délice : tordu, sauvage, tout en hâchures, griffures, en pointes, en grimaces, en ombres, plein de silhouettes brutales aux yeux qui dardent. Trondheim dit de Bézian que c'est « un type amer, sarcastique et noir... (...) Et puis, soudain, pour nous prouver le contraire, le voilà qui fait des envolées, le voilà touchant, le voilà humain. » C'est marrant parce que c'est peu ou prou ce qu'on pourrait dire rapidement de Des soldats d'honneur.
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