Cette Deuxième Complainte s'ouvre sur la section du caporal Peyrac, mais plus nombreuse que lorsque nous l'avons quittée à la fin du tome précédent. La malheureuse poignée de gamins condamnés à garder un boyau avancé de la ligne de front aurait-elle enfin reçu des renforts ? Le soldat Julien Dussart, alias Jolicœur, que nous avions laissé grièvement blessé dans une église en ruines au beau milieu du no man's land, aurait-il été sauvé ?
Nenni. Le doute est permis, habilement, le temps de quelques planches, avant qu'il ne devienne apparent qu'il s'agit d'un flashback : en effet, Peyrac fait son rapport à son officier suite à un assaut ayant coûté la vie de la quasi-totalité de son unité. Superbement filtré dans une teinte de rouge qui s'apparente presque davantage à de la rouille, il s'agit du premier assaut dépeint par Mael – la Première Complainte étant essentiellement axée sur la naissance de la guerre des tranchées – et ses talents d'aquarelliste fonctionnent aussi bien dans la représentation de ce carnage infernal et intense qui fauche un à un les garçons de Peyrac que dans celle de l'enfer gris et latent de la guerre de position.
Retour en janvier 1915, et rien n'a changé. Ésseulé et effrayé, Jolicœur appelle son caporal comme un enfant appellerait sa maman, ce qui donne lieu à une nouvelle double-planche extrêmement touchante dans laquelle ses camarades lui chantent la première chose qui leur passe par la tête, à savoir J'aime le bon vin, pour lui redonner courage. Comme le poème de Hugo dans l'album précédent, c'est ce genre de moments qui font toute la force de Notre Mère la Guerre : Kris instaure de la poésie dans l'horreur que Mael représente si bien. Cela se retrouve également quelques planches plus loin, lorsque des tirailleurs sénégalais entament une mélopée africaine entre les flocons qui tombent, comme pour mieux illustrer l'absurdité de cette guerre et de ces femmes qui se font égorger…
En attendant, l'intrigue avance, puisque la dernière victime en question est une fille de joie dont le capitaine Janvier s'était entiché. Roland Vialatte, resté spectateur de cet univers militaire qui le dépasse, ne tarde pas à justifier pourquoi on a fait appel à lui : les lieux et les témoignages, tout semble accabler la section Peyrac. Mais alors que les éléments se mettent en place et que nous pensons obtenir les réponses, la guerre reprend son dû : les Allemands attaquent!
Et alors c'est le même déchainement de violence inouïe qu'au début de l'album, le même royaume rouge et hallucinatoire, le même enfer où tout, la terre, les Français, les Allemands, tout est "kaputt", comme le disait un prisonnier teuton à Le Gloan. Même le propret lieutenant Vialatte, avec sa petite moustache et ses lunettes, se retrouve happé par cette bestialité incontrôlable que j'évoquais tantôt dans ma critique du film Franz+Polina.
Mais le talent pour la guerre ne s'improvise pas, et Roland est mieux employé à transporter le capitaine Janvier, blessé à la tête par un obus (après le bas, c'est le haut…), vers l'arrière tandis que Gaston et sa bande essaient de contenir "le Boche". Spectacle terrifiant, comme si cela ne suffisait pas, que de voir ces enfants se transformer en monstres sanguinaires…
Et, à la fin, ce fameux silence que Roland le vétéran dit symboliser la guerre plus que tout. Le silence de la mort, qui s'est abattu sur ce bout de tranchée, emportera-t-il avec lui la vérité sur le meurtre des jeunes femmes ? Non point, car la complainte de NMLG n'est pas terminée ; le dernier souffle n'a pas été rendu. Le silence de la dernière case, celui des cadavres des garçons de la section Peyrac, n'est en fin de compte, lui aussi, qu'un répit avant le prochain assaut…