1998 ? Vraiment ? Vous m’assurez que la publication de Devil Devil date de 1998 ? Année que je connais bien pour la savoir Génèse du sublime. Nous parlons bien de l’année 1998 du calendrier grégorien ? On ne parle pas d’une datation d’un univers parallèle ? Sûrs ? Vous êtes sûrs ?
Je vous crois. À contrecœur, péniblement, mais je vous crois faute d’avoir quoi que ce soit à avancer pour vous contredire. La révolution Otomo, on peut la dater à 1980 avec Domu. Il s’en sera accomplis des prodiges durant la décennie, même sur le plan du Shônen ; Dragon Ball seulement, c’est 1984. Et malgré cela, vous me certifiez sur les Évangiles et le reste que Devil Devil a bien été dessiné et écrit en 1998 ?
Admettons. Je persiste dans le déni tant la raison m’intime à douter, mais admettons. Cela signifie que ce que je lis a au moins vingt ans de retard. On s’accordera là-dessus au moins ? Ne répondez pas à l’écran, c’est une question rhétorique ; ce n’est pas un texte interactif, je fais semblant d’avoir une conversation avec un interlocuteur imaginaire.
Vingt ans de retard a minima. Le vintage, j’ai rien contre, mais même cette mode réadapte l’ancien pour l’harmoniser dans le neuf. Ça n’avait pas grand sens, sur la plan architectural du XVIIIe – XIXe siècle, de faire du gothique tardif ; alors il y eut le néo-gothique qui, lui, inscrivait un courant très antérieur en l’incorporant intelligemment une réalité présente. Là, on fait dans l’archéologie ; à la différence près que les restes qu’on dépoussière sont des déchets jetés de la veille sur le site de fouilles. C’est pas un hommage, c’est pas un renouveau, rien qu’un raté. Hibernatus nous est venu la gueule enfarinée, s’imaginant que rien n’avait bougé le temps d’une sieste d’un millénaire, et s’est remis à dessiner et écrire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’étant jamais passé en plus de vingt ans.
J’admets être intrigué. Certainement que je sortirai déçu de ce à quoi je m’apprête à m’exposer, mais je veux le voir pour le croire. Au moins, le Shônen contemporain, excrémentiel jusqu’au moindre de ses composants, a le mérite d’être… contemporain. Il répond aux normes de l’époque. Odieuses, ces normes, inqualifiables, bassement mercantiles, en contradiction flagrante avec tout ce qu’il y a de beau, de bon et de vrai, opposées à toute forme de créativité… néanmoins bien contemporaines. Elles retardent pas, elles pourrissent et se sclérosent sur place, compromettant l’avenir en prolongeant leur séjour parmi nous.
Mais bon sang de bordel, vingt ans de retard ! J’aurais jamais cru ça possible. Même accidentellement. Et pourtant, j’y regarde de nouveau, c’est bien écrit que ça a commencé à paraître en 1998. La préhistoire à trois ans du deuxième millénaire, si je m’attendais. Et en plus, c’est édité chez Pika. Que du bonus !
Un chapitre dans les mirettes, et je peux dire que c’est prodigieux. On ne bite rien, le paneling est bordélique au possible, les répliques fusent trop vite et trop mal, on est forcé d’interpréter pour glaner un ersatz de compréhension, et on se retrouve avec une sorte de bouillie mêlant Saint Seiya et Jigoku Sensei Nube avec on ne sait trop quoi d’autre.
Les poncifs ? Mais même pas que ça attend que vous soyez bien installés dans votre siège pour vous sauter aux yeux. Le personnage principal qui a perdu la mémoire, l’amie d’enfance qui n’est pas du tout amoureuse de lui, hein CLIN D’ŒIL !!!, les voyous du lycée qui s’en prennent à la demoiselle en cherchant à la violer, comme ça… mais de grâce, attendez que j’ai fini de déglutir mon vomi avant de revenir me déféquer dans la bouche ; ça va trop vite, je peux pas suivre. Devil Devil n’a été écrit sans l’ombre d’une bonne raison valable, mais cette agitation compulsive pour venir nous remplir le cahier des charges du Shônen basique est si maladroit et impatient que c’en devient hilarant. Miyoshi Yuki cherche à être plus royaliste que le roi en s’insérant le sceptre jusqu’à se chatouiller l’intestin grêle. C’est donc vrai que même un singe peut dessiner les mangas. Y compris ceux sous LSD apparemment. Ce premier chapitre est incroyable.
C’est jamais drôle, sans cesse agité, ça remue pour ne rien faire. Et ça le fait si désespérément que c’en devient hilarant malgré lui. Ce « truc » – je sais pas comment qualifier ça – a manifestement été une source d’inspiration pour Beelzebub. Cela signifie qu’un auteur, en voyant quelqu’un s’enfoncer dans un marécage pour y mourir, s’est dit qu’il serait bien avisé de l’imiter pour connaître son succès.
Et vous savez quoi ? Ça a marché ! Le monde est un endroit merdique quand on a des espérances, mais sa pourriture a parfois malgré elle des relents hilarants. C’en est un.
Comme tous les Shônens inscrits dans un lycée où l’on s’essaye à l’humour, ça vite immanquablement à la baston sans halte ni repos. Reborn, Sakigake Otokojuku, à quelques moindres égards, Yu Yu Hakushô – qui lui le fait bien – : c’est une constante, Devil Devil n’y déroge pas. On relance les enjeux d’une baston artificiellement sans cesse, les femmes ayant pour rôle idoine d’être des damoiselles en détresse permanentes, y’a tout plein de lumière et des coups qui font très mal. Aucune mesure dans l’évolution de puissance, on serait infoutu de dire qui est plus fort que qui, ça se complaît dans la surenchère tapageuse et insipide sur quinze volumes. Je sais pas comment ça a pu durer aussi longtemps. Ou plutôt si, je sais… je ne le sais que trop bien. Mais je vais pas cracher tous les jours sur l’absence d’exigence du lecteur de Shônens moyen, faudrait pas non plus que je me déshydrate par leur faute.
Le dessin est ultra daté, une caricature de manga tel que les générations qui nous ont précédées se les représente avec un mépris fondé et légitime. C’est pas non plus Elfen Lied, mais bon sang que c’est mal inspiré. C’est à jurer que la moindre aspérité a été gommée pour vraiment ne s’illustrer en rien.
Par moments, les personnages avaient des archétypes si caricaturaux que je me demandais légitimement s’il s’agissait d’une parodie. Ça n’est pas le cas ! Les ténébreux rendus taciturnes au point de se confondre avec les ténèbres, les bellâtres qui transforment les écolières en groupies dès qu’ils entrent dans une pièce, tous les protagonistes et antagonistes qui se retrouvent dans la même école en mode « Je vous présente le nouvel élève arrivé en cours d’année », des méchants qui apparaissent sans cesse de nulle part avec des noms débiles du style « Shadowface », les personnages qui reviennent à la vie, des méchants qui veulent détruire le monde pour cette seule finalité, tout ça et plus encore ; on y a droit à chaque page. C’est si frénétique de débilité et d’amateurisme que c’en devient impossible à parodier.
Mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-huit !
Les histoires de Paradis et de démons ? Tout le monde s’en branle. L’auteur le premier. C’est bricolé un peu ici et là tous les dix chapitres pour nous dire que ça va se taper sur le groin très bientôt. Du rafistolage constant comme un pont sur lequel nous devrons traverser pour parcourir l’intrigue. Sans vouloir me jeter des fleurs, il en faut du courage pour s’engager dessus.
Les formes démoniaques et angéliques des protagonistes sont clairement issues de l’imaginaire otaku lambda. Y’a plein de détails qui servent à rien, on est censé être impressionnés même si à force, ils se ressemblent tous.
J’ai le droit, ça, de dire que les démons et les anges se ressemblent tous ? C’est pas raciste ? Non ? Tant pis.
Une fin planplan où tout le monde est heureux et sourit après que la victoire soit acquise, et tant pis si on retrouve pas son corps original, on a l’amitié, tihihihihihihihi.
Bon sang ce que c’était mauvais, mais ça l’était avec un tel élan vital que j’en suis resté soufflé. Consterné, mais soufflé. On jurerait que l’auteur croit en ce qu’il fait alors qu’il est clair qu’il n’a pas une seule idée neuve quand il écrit. Et c’est en ça que ça fait de lui un looser magnifique. Il est sûrement dans le manga pour la zeille et rien que pour ça, mais il offre un contenu tellement intense médiocrité qu’on se prend de sympathie pour lui. Naturellement, il n’a rien écrit ou dessiné depuis, ce qui tend à indiquer que le manga n’est pas franchement une affaire de sacerdoce pour lui. Ça, ou bien que son style était si daté qu’aucun chargé éditorial n’a plus voulu lui donner la moindre chance. Parce que faut pas croire, malgré tout ce qu’ils laissent passer dans les magazines de parution ces gens-là, ils font une sélection intensive au préalable où ce genre de profil est légion.
Jamais auparavant je n’étais ressorti aussi enthousiaste d’une lecture aussi exécrable. Devil Devil est ce genre d’œuvre qui vous conduit à vous écrier « Mais qu’est-ce que c’est que cette daube ?! » avec un long sourire étiré d’une oreille à l’autre. Un nanar format manga dont la conviction écume de son non-art, pas un navet précautionneux et calculateur comme on n’en connaît trop.
1/10, certes… mais en lettres d’or.