Après avoir revisité la seconde guerre mondiale avec la saga Il était une fois en France, le duo Fabien Nury/Sylvain Vallée s'attaque cette fois ci à une période que la bande dessinée ne s'est pratiquement jamais approprié: les indépendances successives des pays africains, ici celle du Congo. L'histoire se focalise sur Katanga, une région minière très prospère du pays, qui fait sécession peu de temps après l'indépendance et en pleine guerre civile mais cette décision très influencée par l'UMHK, un groupe industriel minier établi là-bas, crée des tensions entre le nouvel état et le Congo, épaulé par l'ONU. Le directeur de l'UMHK décide de recruter des mercenaires européens afin de protéger son usine de l'occupation par les Casques Bleues.
Nury, au lieu de nous pondre une BD historique nous relatant platement les événements autour de ce sujet, prend le pari d'ancrer un thriller politique doublé d'un récit d'aventure badass à la Douze Salopards dans un contexte historique aussi touchy...tout un programme! Alors que beaucoup auraient pris des pincettes, l'auteur du génial Tyler Cross assume complètement sa démarche, en mélangeant réalité et fiction pulp avec délectation.
En effet, on a affaire à une galerie de personnages tout aussi burnés les uns que les autres. D'abord Godefroid Munongo, le ministre de l'Intérieur de Katanga, plus préoccupé par ses intérêts que ceux de son peuple et Armand Orsini, conseiller peu scrupuleux et rusé du directeur d'UMHK, qui a pour mission de trouver ces fameux mercenaires prêts à buter du nègre. Ensuite, il y a cette bande de barbouzes bien crapuleux: avec en tête Félix Cantor qui est un vétéran de guerre drogué des champs de bataille et insensible même à sa propre femme. Il y aussi Gunther Gheysel, un ancien SS (rien que ça!) complètement givré, qui côtoie dans la même équipe Alexandre Latinis, un tueur à gages taciturne partageant un passé trouble avec Cantor. Tout ce beau monde sera troublé dans leurs petits affaires par un sacré élément perturbateur: Charlie, misérable domestique pour une famille belge comme il y en a des millers et qui se retrouve, par le plus grand des miracles, avec une valise rempli de diamants. Et c'est pas tout! Notre cher Charlie, beaucoup plus intelligent qu'il n'y parait, a un lien avec Orsini et compte l'exploiter...mais je m'arrête là pour pas vous en dire trop et vous laisser le plaisir de découvrir la suite héhé.
Ce premier tome donne déjà le ton avec sa formidable introduction, découpée en format Cinéscope, instaurant d'une manière concise une mythologie dingue autour de l'homme qui a bati Katanga il y a quelques siècles de cela. Et la suite ne déçoit pas: Vallée a le don de dessiner des gueules mémorables aux personnages tout droit sortis d'un film de Georges Lauthner (ouais bon, ça tombe par contre dans la caricature la plus crasse pour les congolais, tous représentés avec des énormes pifs et des lèvres surdimensionnées type Tintin au Congo)! Et que dire de cette immersion totale dans cette Afrique chaotique grandement due au travail monstrueux sur les décors ou encore le découpage ultra dynamique et cinématographique qui fait qu'on dévore la BD en 1/2 heure? Ajoutons que le style outrancier du trait augmente l'impact déjà fort des nombreux passages assez horribles ou impressionnants de Katanga!
Fabien Nury, comme pouvait faire l'illustre James Ellroy pour les USA, ausculte les tenants/aboutissants de la Françafrique à travers un pur roman noir où le manichéisme n'est point de mise (que ce soit les dirigeants africains, les hommes d'affaires blancs ou encore l'ONU...tout le monde en prend pour son grade) et où l'impact qu'a eu la colonisation sur les sociétés africaine et européenne se fait ressentir dans chaque dialogue et planche. Le contexte est posé dans toute sa complexité avec une brièveté salvatrice; on est jamais noyé par la densité scénaristique offerte par ce premier tome, le propos subversif est distillé tout au long de l'histoire sans le mettre en permanence en exergue, et ça c'est rafraîchissant. Néanmoins, le scénariste pousse tellement loin l’ambiguïté entre récit de genre et simulacre qu'on est troublé par le postulat prétendument réaliste: y-a-t-il eu vraiment un camp de réfugiés rempli de cannibales? On a aussi l'impression que la sauvagerie règne à chaque coin de rue dans ce pays. La BD devrait être plus clair à ce niveau-là, même si ça n'entache en rien la qualité incroyable de ce bijou!
Bref, c'est un chef d'oeuvre et ça va être très difficile de patienter les quelques mois qui nous séparent de la sortie du 2ème tome. Hâte!