Akira Toriyama Tout-Puissant
Avertissement : cette critique contient des spoilers.
Après des années à n'avoir conservé de Dragon Ball que des souvenirs épars, je me suis décidé à relire le manga – ce qui m'a pris une bonne semaine. En le relisant, j'ai pu prendre pleinement conscience d'un certain nombre de choses qui m'avaient échappées auparavant et qui sont habituellement présentées comme autant de défauts potentiels. Le premier de ces défauts présumés serait la longueur de l'histoire, ou tout au moins son « allongement » progressif. Je ne m'en rendais pas compte dans ma prime jeunesse, mais plus les arcs avancent et plus les chapitres s'étirent. Le premier réflexe est de se dire que cet allongement s'explique par une complexification croissante des intrigues, qui doivent préparer les combats à venir tout en prenant en compte ce qu'il s'est passé précédemment. La mise en place de l'histoire autour des « cyborgs », qui mêle voyages spatiaux et temporels, évocations et visions d'un futur alternatif, combats et entraînements, justifie une saga dont la longueur est semblable à celle du combat contre Freezer, alors qu'il ne s'agit, en fin de compte, que d'un préambule à celui contre Cell. Dans le chapitre 358, alors que la question des cyborgs demeure sans réponse, alors que ces derniers viennent de battre Vegeta, la découverte d'un nouveau danger pire encore que le précédent – qui n'est autre que la venue de Cell – nous est exposée. Le problème posé par les cyborgs ne sera résolu que peu de temps après que Cell sera battu, soit dans les chapitres 419 et 420. Il faut donc une soixantaine de chapitres – qui correspondent à plus d'un an de prépublication dans le Weekly Shōnen Jump – pour que nos héros ne viennent finalement à bout de C-17 et C-18. Mais nous pouvons également imputer cet allongement (comprendre ici cette « dilution ») à la part croissante laissée à des combats qui finissent par s'éterniser (les combats contre Freezer, Cell et Buu me paraissaient autrefois mieux rythmés pour être assez franc...).
Un deuxième défaut en puissance serait la normalisation progressive du chara-design, des décors et des techniques de combats, qui paraissent beaucoup plus variés dans la première partie du manga, dont l'histoire correspondrait à celle de l'animé Dragon Ball, que dans la seconde partie, qui correspondrait peu ou prou à Dragon Ball Z. Pour le chara-design, on passe d'un univers chatoyant où parlent et s'animent des démons, des dinosaures, des animaux, des robots, des indiens et des géants, à une succession d'ennemis de plus en plus humains, ou en tout cas de plus en plus proches des Saiyens. On remarque qu'un phénomène similaire touche les décors. Où sont passés les collines en forme de pains de sucre ? les forêts de champignons ? les montagnes enflammées ? les déserts enneigés ? Quant aux techniques, originellement elles ne reposent pas toutes sur l'accumulation exponentielle du « ki », mais beaucoup d'entre elles font la part belle à la magie, aux capacités naturelles et à l'intelligence tactique, et cela suffit souvent à mettre nos héros dans l'embarras si ce n'est dans une position de faiblesse face à un ennemi à première vue à leur portée.
Je pourrais sans doute allonger la liste à l'envi, et critiquer la course dérisoire à l'armement, la difficulté de rendre compte des écarts de puissance quand tout le monde a le pouvoir de faire exploser une planète, la disparition progressive de l'humour (si l'on excepte l'arc Buu, plein de dérision et d'ironie). Il me semble que la plupart des critiques ici le font mieux que je ne le pourrai jamais. Dragon Ball est à ce titre une série bien imparfaite. Elle illustre nombre des travers des shōnen prépubliés dans Weekly Shōnen Jump. Pourtant, non seulement elle conserve après cette relecture une note élevée, mais je me décide même à l'augmenter encore un peu. C'est que, en dépit de tous ces travers, Dragon Ball reste à mes yeux une de ces bandes-dessinées qui fonctionnent à plein comme une machine à rêves. À une époque où les combats, les capacités des personnages et des ennemis, la psychologie des personnages semblent toujours plus fouillés dans les shōnen, Dragon Ball continue de nous éclairer et de nous frapper par sa simplicité.
Le parallèle paraîtra à certains audacieux, pour ne pas dire délirant, mais Dragon Ball continue de nous surprendre par sa simplicité comme jadis les premiers romans de Rabelais, de Cervantés ou comme les romans picaresques qui, en quelques lignes seulement, parviennent à nous séduire, à nous prendre par la main, d'aventure en aventure. Akira Toriyama est tout puissant, il n'est jamais embarrassé de rien, il ne recule devant rien et il s'autorise tout, pourvu que le cours de l'histoire se plie à ses envies, et celles de ses lecteurs. À la relecture, combien de fois fait-il fi des contradictions les plus évidentes ? Shenron peut-il oui ou non exaucer tous nos vœux ? Si l'on en croit l'intéressé lui-même, le dragon est capable d'exaucer n'importe lequel de nos vœux (chapitre 20). Cependant, face à des vœux toujours plus compliqués, il est bien obligé d'admettre son incapacité à effectivement répondre à tous les vœux, d'admettre que son pouvoir a des limites (dans le chapitre 418, il explique ainsi très précisément être incapable de modifier la nature des êtres plus puissants que lui). Cette contradiction, loin d'affaiblir le manga, donne l'occasion à Akira Toriyama de prolonger l'aventure de façon inattendue. En effet, un des ressorts scénaristiques apparaissant dans les dernières sagas repose sur l'avènement de situations toujours plus complexes, qui nécessitent que les vœux formulés prennent en compte un nombre toujours croissant de contraintes, et sur l'acceptation de compromis, dont certains d'ailleurs permettent au manga de rebondir. La mort est-elle définitive ? Combien d'ennemis reviennent "d'entre les morts" selon le bon vouloir de l'auteur ? Dans le chapitre 92, Son Gokū semble tuer le mercenaire Tao Pai Pai. Celui-ci revient pourtant sous la forme d'un cyborg lors du vingt-troisième Tenkaïchi Budokaï avec la ferme intention de se débarrasser de celui-là (chapitre 167). Il est finalement battu (mais non tué) par Ten Shin Han dans le chapitre 170. Plus fort encore, combien de fois, au nez et à la barbe du lecteur (et il ne s'en cache pas !), revient-il sur une évidence établie ? La lune a disparu ? Faisons-la réapparaître ! Son Goku est retenu et ceinturé ? Faisons repousser sa queue ! On ne peut pas rentrer à plus de deux dans la salle de l'Esprit et du Temps ? Eh bien tant pis ! Buu rentrera avec Piccolo Jr. et Gotenks quand même ! Sans oublier que... il avait oublié de nous dire... Si Piccolo Jr. était mort, Kami-Sama aurait disparu avec lui, et les Dragon Ball avec ! Akira Toriyama est espiègle, et il se présente même à nous dans certaines cases (il fait deux apparitions dans le mangas, dans les chapitres 3 et 481, sous la forme du « Tori-bot ») pour nous rappeler à l'évidence : nous sommes dans un manga ! Quand ce ne sont pas les personnages eux-mêmes qui nous le rappellent...
Le mangaka sacrifie tout au nom du rythme et des rebondissements, et quand il nous épargne des chapitres inutiles d'entraînement, de recherche des Dragon Ball, pour se concentrer sur les progrès de l'intrigue, on se plaît à formuler deux vœux pieux : que les responsables de l'animé et les mangaka contemporains s'inspirent davantage du maître.