«Les Ténèbres, l'horreur, l'horreur», tels furent les derniers mots du colonel Kurtz ; ils me parvenaient comme un écho alors que je déflorais les premières pages de Dragon Head. Une horreur atypique car une horreur authentique d'où le fantastique paraît onduler d'ici à ce qu'il ne se révèle être un sinistre mirage. Dragon Head est une œuvre qui aura autant su jouer avec les nerfs de ses lecteurs que leur perception d'une réalité trompeuse. Cette réalité - car elle a tout du réel - une fois révélée, quittera le champ de l'horreur pour s'arrimer à celui de l'absolue épouvante.


Crispé, le ton l'est autant que les premières esquisses signées Minetarô Mochizuki. Il m'avait semblé par courts instants déceler même les bribes du style minimaliste d'un Nobuyuki Fukumoto en plus élaboré. Le dessin s'avérera finalement moins rigide que dans ses postures initiales au point de se fluidifier comme le ferait une roche volcanique réduite à l'état d'un magma onctueux et ardent. Ce style, je l'aurais d'abord trouvé déphasant avant de très rapidement me laisser porter par le torrent d'horreur qu'il débitait jusqu'à ce que l'apothéose ne soit atteint à partir du volume sept.


J'aurais donc été d'abord déphasé par le dessin puis dérouté par la narration initiale qui, sans être confondante, perturbe à dessein. On sait que l'auteur maîtrise son récit quand il entremêle les courts Flash-Backs anodins et les agrège au présent bien moins radieux. Le rythme de Dragon Head s'impose lentement, très lentement, insidieusement, mais sûrement. Le lecteur se laissera autant tracer par l'ambiance que sa lecture.


Peut-être que les personnages n'auront pas été le fort du manga. Ils n'auront pas été son point faible non plus. Téru et Ako seront davantage les victimes que les artisans d'une histoire qui les emporte et les piège. Ils seront les témoins douteux d'un monde nouveau qu'ils ne parviennent pas à appréhender autrement que par la terreur et, de leur impression, nous serons leurs premiers récepteurs. Si Nobuo m'aura charmé par son caractère, il n'aura été qu'un poisson-volant au milieu d'un banc de sardines ; le reste des personnages a généralement peu de choses à offrir et, le peu qui les fera se démarquer du lot suffira à nous les rendre antipathiques. Je pense en particulier au capitaine Nimura.


L'enfer concentrationnaire du tunnel souterrain rend vraiment claustrophobe et présente superbement la captivité des enfants. Pourtant, à bien y regarder Mochizuki ne force sur nous aucune astuce de mise en scène ; la simplicité de sa narration est d'une efficacité redoutable. Son habileté à l'écriture ne se perçoit que quand on prend la peine d'y réfléchir, elle est quasi imperceptible à l'œil nu. Efficiente et discrète à souhait. Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas lu un auteur qui donnait envie de poursuivre la lecture chapitre après chapitre.


Difficile de s'atteler à un manga d'horreur sans écrire en lettre d'or le nom de Junji Ito ; les dessins me l'auront parfois rappelé, le visage de Ako notamment. L'orchestration du récit présente aussi pas mal de similitudes, parfois criantes. Pour autant, les registre divergent. Quand Jinji Ito se confond en autant de savoureuses et sordides frasques tenant de la fable, Dragon Head est plus pernicieux, subtil et nous amène à une horreur qui est sienne avant d'être la nôtre. Si influence de Jinji Ito il y a, je ne l'ai aperçue que le long des traits du visage de Ako et nulle part ailleurs.


Dragon Head s'enclenche sur un huis-clos qu'on croirait éternel, un huis-clos prenant et lancinant qui prend la direction de Sa Majesté des Mouches et bifurque en chemin vers Silent Hill. Quelque chose s'est passé ; l'auteur jouera abondamment sur l'ambiguïté du malheur ayant subitement frappé le Japon et ne nous le révélera que par indice. Ce mal qui accable Téru et ses camarades vient des tréfonds de l'Enfer, on le croit, on croit même le savoir. Cependant, Minetarô Mochizuki est un illusionniste qui nous trompe et fausse notre perception du réel pour que nous le percevions depuis notre imagination plutôt qu'avec nos yeux. On choisit de croire à l'horreur surnaturelle alors qu'elle apparaît comme l'hypothèse la plus plausible. J'aurais un temps suspecté l'explosion atomique, mais même cette terreur ne se validait pas au regard de la nature des malheurs qui se succèdent. Nous sommes perdus. Nous ne savons pas où nous sommes, mais nous nous laissons allègrement guider par un auteur qui nous traînera plus loin dans l'abjection d'un monde que l'on croit nouveau alors que, de monde, il n'y en a plus.


Tout se dévoile juste assez lentement pour faire durer le plaisir de la crainte qui grimpe délicatement le long de notre échine. Le rythme du récit est savamment construit et réfléchi ; l'auteur ne le subit pas, il l'impose. La lenteur de l'avancée de la trame saura en quel temps et en quel lieu impulser une dynamique nouvelle. L'intrigue ne traîne ou ne trépigne jamais, elle fait parfois fausse route, mais sait à quelle allure elle doit continuer d'avancer.


La première vision du ciel après avoir passé tout ce temps sous terre est grisante ; Mochizuki sait y faire avec l'horreur, lui a compris que ce n'était pas l'affaire d'un déballage brouillon de créatures grotesques mais justement de l'absence de divulgation du mal qui entoure. L'auteur sait mettre notre imagination à contribution et cette dernière brode à l'envie les plus sinistres desseins qu'elle puisse seulement concevoir. Le fait de ne pas voir - pas même les visage des annonceurs à la télévision - est infiniment plus angoissant que de savoir exactement à quoi s'en tenir. La menace est latente, planante, peut venir de partout et, personnages comme lecteurs restent aux aguets, s'apprêtant au pire car ayant renoncé au meilleur depuis bien longtemps. Durant des tomes entiers on ne sait pas ce qui a bien pu se passer, n'en étant informé que pièce après pièce d'ici à ce que l'ignoble puzzle ne soit complété.


Y aller de ma comparaison avec Silent Hill n'était pas purement gratuit. Le support de Dragon Head se prêterait admirablement bien à un jeu-vidéo d'horreur où, dans l'angoisse perpétuelle, le personnage que nous incarnerions irait de découverte en découverte. Dragon Head est une quête ou, en tout cas, une succession de quêtes. Sortir du souterrain, comprendre ce qu'il s'est passé, trouver un lieu où subvenir à ses besoins et retrouver Tokyo.
Tokyo, s'y rendre est pareil à descendre les neuf cercles de l'Enfer ; on sait dans quoi l'on s'engage mais on n'a pas idée de l'étendue de l'horreur qu'on y trouvera. Cette vision glauque et infernale magnifiquement dépeinte par l'auteur nous plonge au cœur des enfers. Mais alors que le puzzle se complète, on devine que les enfers sont finalement de ce monde et cela suffit à nous le rendre plus terrifiant.


Cette quête connaîtra à chaque piste nouvelle son lot de désillusions pour Téru et Ayako. Chaque espoir susceptible de paver leur route délabrée précède un malheur plus grand encore. On n'avance pas ; on s'enfonce dans le marasme et la terreur. Elle avale ses personnages comme elle consume peu à peu ses lecteurs.


Mais hélas, l'horreur comme l'amour ne dure qu'un temps, le temps quand on s'emploie à le démystifier. Cet univers horrifique à souhait, alors qu'il dévoile peu à peu ses mystère, laisse derrière lui un monde post-apocalyptique au sens strict que recouvre le terme ; la Terre un lendemain d'apocalypse. Ce qui tenait du surnaturel et stimulait notre imagination se présente maintenant à nous sous les traits d'une catastrophe dont on ne définit toutefois pas encore les contours. Ce monde - dans un registre différent - m'aura rappelé celui que I am Hero. Les Japonais ont une manière bien à eux de gérer un lendemain d'apocalypse, et j'ai décelé des récurrence dans les deux récits.


La terreur latente s'incarne et se concrétise alors qu'elle commence à posséder plusieurs visages. Les Ténèbres et l'obscurité se dissipent de quoi nous laisser apercevoir des phases de paraphrénie collective ainsi que ses aléas. Cela aurait pu gagner à être plus terrifiant et j'accuse la mise en scène d'avoir trop orienté l'arc de la péninsule vers une quasi-apocalypse-zombie. Cet arc, je l'aurais autant subi de manière assoupie que le précédent avec la rencontre des déserteurs.
Ces arcs se seront plus illustrés par l'action que l'angoisse. C'est à déplorer et ce, bien que le récit ne démérite pas le moins du monde. Seulement, cette fois, la mise en scène n'est plus aussi efficace.
Le peur est loin ; on aura beau chercher, on ne la retrouvera pas. Il y aura pourtant matière une fois de retour à Tokyo. Mais après ces expériences malencontreuses occasionnées par la trame, nos peurs sont finalement aussi émoussées que celle des têtes de dragon.


Le fantastique - ou ce que l'on considérait comme tel - aura été suggéré par nos peurs, en réalité, la cause de tout est on ne peut plus rationnelle et m'est apparue évidence à compter de l'instant où j'ai découvert le ciel. Cela avait commencé par des doutes puis, les indices s'accumulant, je comprenais avant que l'on ne révèle le pot-aux-roses de quoi il s'agissait vraiment et... je ne fus certainement pas déçu. Pour une fois qu'une chute - même si nous l'apprenons plusieurs tomes avant la fin - n'est pas aussi catastrophique que le cataclysme qui aura eu lieu ici, je ne bouderai pas mon plaisir.


Évidemment, l'auteur se sera senti investi d'une mission que personne ne lui avait confiée alors qu'il aura - sur le tard - ajouté de la morale à son récit. Parti d'une sublime illustration de la peur véritable, Dragon Head est devenu un essai philosophique sur cette même peur qu'il regardait maintenant de loin et auprès de laquelle nous n'étions plus vraiment convié à la lecture. Un traité dont les auteurs sont les insupportable têtes de dragon qui se perdent comme elles le font dans ses élucubrations pseudo-intellectuelles.
Sans doute trouverez-vous ma consternation inepte mais... Dragon Head le manga aurait été plus appréciable sans les Dragons Heads de son récit. Après tout... Dragon Ball a su exister au-delà des Dragon Balls, la chose n'est pas si paradoxale.


Car quand on a droit au sempiternel couplet sur la folie de l'homme moderne châtié par la nature alors que l'hélicoptère survole l'origine du désastre... on s'use autant les yeux que le moral à lire cette antienne qui fait aujourd'hui figure de lieu-commun. Mochizuki aurait pu s'en abstenir ; il aurait dû s'en abstenir. Le dernier arc - renouant avec la terreur - part en eau de boudin à cause de ça. De ça, et de la réaction irrationnelle de la plupart des personnages en présence.
Dans l'éventualité ou un pareil cataclysme aurait eu lieu, je ne pense pas que l'homme aurait si rapidement dégénéré en ce qu'il devenait ici.


La foultitude de réflexions stériles qui s'enchaînent dans les derniers tomes nous amènerons le plus naturellement du monde à nous demander «À quoi bon ?». La catastrophe seule et les déboire des survivants se suffisaient à eux-même, preuve en était faite le premier tiers du manga. En rajouter, c'était finalement en faire trop. Oui, le moment fatidique était arrivé : l'auteur en avait trop fait. Il était temps de clôturer son œuvre pour ne pas la ternir davantage et il eut la présence d'esprit d'agir en ce sens.


En guise de conclusion, rien de concluant justement. L'horreur s'intensifie au même instant que l'espoir se dessine en filigrane alors, qu'enfin, nous prenons littéralement du recul sur les événements. J'aurais été satisfait d'une fin de manga pour la première fois depuis bien longtemps. On terminait intelligemment sans chercher ostensiblement à marquer les esprits ; je n'ai rien à redire à la démarche, bien au contraire.


La terreur et l'horreur des situations occasionnées par Dragon Head m'auront compressé la poitrine à plus d'une reprise. Je n'ai malheureusement su trop quoi faire de cette peur et, les indications qui me parvenaient partaient dans tous les sens si bien que je ne lui ai finalement trouvé aucun usage au point où elle s'est évaporée. Pour un auteur qui se sera au final intéressé sur la nature et les conséquences de la peur chez les hommes jusqu'à se perdre dans des réflexions creuses, Minetarô Mochizuki ne se sera pas demandé quelle était la finalité de celle qu'il aura cherché à nous instiller. C'était finalement la discréditer que de la disséquer, l'auteur aurait gagné à la laisser être, tout simplement.

Josselin-B
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le 26 juil. 2020

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Josselin Bigaut

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