Erik le Rouge
6.4
Erik le Rouge

BD (divers) de Søren Mosdal (2014)

Le Neuvième Art, c'est un peu comme le rugby : il y a peu de pays qui le pratiquent et ce sont toujours les mêmes qui gagnent. Bandes dessinées franco-belges, comic books américains, mangaka japonais, fumetti italiens… les outsiders sont rares. L'auteur danois Søren Mosdal est de ceux-là, et si son Erik le Rouge : Roi de l’Hiver n'est pas un homerun, alors je ne sais pas ce que c'est.


Le roman graphique biographique – par Odin, je ne le répéterai pas, celui-là – n'est pourtant pas le sous-genre auquel on songerait en premier pour ce qui est de jeter un pavé dans la mare : didactique à souhait, il passe souvent la patte de l'auteur/dessinateur au second plan derrière la véracité historique ou la romanticisation de celle-ci, souvent bien antérieure (voir la quantité de BD consacrées à César, Napoléon, de Gaulle…) et soumise à une politique délibérée. Je ne sais à quel point le personnage-titre d'Erik le Rouge fait partie d'un quelconque roman national danois, mais pour le lecteur francophone lambda, il n'évoque guère qu'une seule idée, celle de l'homme ayant potentiellement été le premier européen à poser le pied sur le continent américain, longtemps avant Christophe Colomb.


De ce personnage réel mais somme toute mystérieux, il y avait donc de quoi tirer un récit riche et haletant. Son héritage viking, en revanche, aurait pu constituer un frein plus qu'un avantage, tant il est encombré de moult clichés et idées reçues, renforcés notamment par Astérix à deux reprises ainsi que par la mythique série Thorgal – et je ne parle que des BD, pour ne rien dire de la télé et du cinéma. Peut-être ignorant de leur représentation ripailleuse, tout en longues moustaches tombantes, casques à cornes et crânes en guise de coupes, ou bien carrément désireux de la démolir, toujours est-il que Søren Mosdal s'en affranchit pour livrer un conte lugubre et apocalyptique.


Le texte d'introduction donne le la, nous apprenant qu'en l'An 982, le personnage-titre dut quitter prématurément l'Islande pour partir à la recherche d'une île qu'il baptisa (wink) Groenland, "la terre verte", dans l'espoir d'y attirer les colons. Là, nous dit-on, "largesses et corruptions marquèrent un règne païen qui, loin des prêtres et des rois chrétiens, dura jusqu’à l'aube de l'An Mil." Et sur ce, l'album s'ouvre sur un portrait en pied du fameux Erik Torvaldsson, occupant toute la page, assis songeur sur son trône, épée dans la main droite et crâne décharné près du pied gauche, ce qui n'est pas sans rappeler l'autre Danois le plus célèbre de la littérature… Alas, poor Erik se tient sous un ciel effrayant, qui ressemble à un visage dément dessiné par des flammes rouges, avec une lune blafarde en guise d'œil unique et un totem hurleur se détachant comme un furoncle. Outre Hamlet, difficile de ne pas songer au plan final du film Conan le Barbare de John Milius…


Puis le récit commence pour de bon, de manière encore plus glauque et glaçante – enfin, quand je dis "glaçante", pas pour le pauvre bougre qu'une brute jette dans une marmite bouillante près d’un drakkar dans une crique, sous le regard perplexe de quelques autochtones Inuits, soi-disant "sauvages" atterrés par ce qui ressemble à du cannibalisme. Tandis que la fumée de ce travail macabre imprègne les montagnes gelées, la lune – à moins que ce ne soit le soleil – s'apparente à une boule de feu menaçant ce micro-univers détraqué.


Puis une séquence de rêve nous expose la profondeur du tourment qui agite Leif Eriksson, fils brun et rachitique du "héros", récemment converti à la foi chrétienne par l'entremise du moine Thangbrand, et désormais hanté par une vision du dieu païen Thor le dévorant lui et son drakkar. Le Thor de son rêve ne ressemble en rien à Chris Hemsworth, mais plutôt, avec sa grosse barbe rousse, à son propre géniteur Erik, ce qui n'est pas un hasard car le tyran du Groenland est effaré par la nouvelle de la conversion de son fils, bien que le roi Olaf et toute la Scandinavie soient déjà passés à la vraie foi.


À peine une quinzaine de planches et tous les joueurs sont en place : Erik, soudard obtus et outrancier ; Leif, le fils cadet, timide et méprisé ; l'aîné Thorstein, loyal mais qui n'a pas inventé la poudre ; l'épouse Tjodhild, qui porte la culotte à la maison et aspire à une transition en douceur vers le christianisme ; l’âme damnée Tyrkir, qui agit dans le même sens ; Farserk, sorte de druide bestial ; et enfin Thangbrand, à la piété inflexible et irascible.


Tout ce petit monde va se mener une guerre sans pitié, à coups de défis, de missions suicides et d'insultes, le tout entrecoupé d'autres séquences de rêves polaires plus traumatisantes les unes que les autres, surtout celle évoquant directement le morse du cauchemar de Pingoo – si vous avez lu l'album et vu cet épisode du petit pingouin, vous savez de quoi je parle. La frontière entre le réel et l'imaginaire est d'autant plus ténue chez Søren Mosdal que le Danois la saupoudre d'un symbolisme mystique qui suggère fortement que les diverses divinités concernées existent bel et bien et s'affrontent elles aussi, les hommes n'étant guère que les pantins d'une guerre plus grande.


Ce parti-pris de Mosdal, qui va résolument à l'encontre des règles cartésiennes de la biographie classique, aurait d'ailleurs pu se retourner contre lui si son dessin ne servait pas parfaitement ce récit aux frontières du fantasmagorique. Je ne pense pas exagérer en utilisant l'adverbe relatif à la perfection ; tel est du moins mon ressenti face à cet album unique en son genre. De fait, il n'est pas facile de décrire le dessin de Søren Mosdal, qui ne ressemble à aucun de ses collègues de l'école franco-belge ; Mike Mignola et son célèbre Hellboy seraient ce qui s'en rapproche le plus, mais avec un degré de brutalité nerveuse et perpétuelle décidément moindre. Je pourrais me contenter de dire "lisez-le pour vous en rendre compte" mais la griffe mosdalienne est si tranchante, si extrême que je pense qu'une tentative d'introduction s'impose – en guise d'avertissement, si vous voulez.


Ce n'est pas tant l'hiver qui règne dans Erik le Rouge qu'un chaos de tous les instants – mais un chaos maîtrisé. Les proportions, les mouvements, les expressions faciales : Mosdal ne s'embarasse pas de ce genre de considérations. Tout est dans l'ambiance, ce que traduit le jeu des teintes et des couleurs, essentiellement axées autour du gris et du rouge, le premier pour évoquer la mer et la peur, le second la colère et l'ivresse, et les deux la mort. Tout est mort dans Erik le Rouge, ou en danger de l’être. Si jamais roman graphique fut oppressant de la première à la dernière page, c'est bien celui-ci. Je me sens décidément obligé d'aller chercher les comparaisons hors des frontières de la BD pour mentionner l'adaptation d'Il est difficile d'être un Dieu par le réalisateur russe Alexeï Guerman, avec qui Søren Mosdal a en commun l'absence de tout compromis et le refus de caresser le public dans le sens du poil.


Autre similarité : l'absence de fin réelle. C'est un exercice difficile dont Mosdal s'acquitte avec une perfection qui a peut-être échappé à Guerman. Dans Erik le Rouge, son caractère abrupt sied à l'ambiguïté de son propos et à sa dimension ésotérique. La dernière planche est tout aussi belle que la première, qu'elle évoque directement. C'est cette fois un autre film russe auquel j'ai pensé, le Tsar de Pavel Lounguine.


"Je suis le roi du Groenland. Je serai toujours le roi du Groenland". Oui, Erik, personne ne peut te l'enlever. Mais si tu es le roi… alors où est ton peuple ?

Szalinowski
10

Créée

le 11 juin 2019

Critique lue 207 fois

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Szalinowski

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