Alors c'est ça? Si on souffre, si on parle de la souffrance, on peut faire de la merde?
C'est peu dire que j'attendais quelque chose de mieux en commençant Fables psychiatriques. Je connais des soignants et des soignés, qui sont passés ou qui passeront par les services psychiatriques. Je trouve ce livre insultant pour eux.
En premier lieu, Cunningham dessine des bonhommes carrés. Dans un récent Mauvais Genre, François Boucq distingue grossièrement deux types de dessins: celui qui cherche à donner l'illusion du réel (le sien, la bonne vieille mimesis), et celui qui assemble des signes qui renvoient au réel sans le doubler. Les bonhommes carrés appartiennent bien entendu à la seconde catégorie. Je n'ai rien contre les bonhommes carrés en soi. Le bonhomme carré est licite. Le problème est que les bonhommes carrés ne sont pas seuls: les perspectives sont merdiques, les décors sont risibles, les suggestions de mouvement ignobles. Pour la première fois de ma vie, je me suis dit devant une bd: je pourrais dessiner mieux. Je dessine mieux. Je pourrais avoir de meilleures idées graphiques que celle de passer au négatif pour faire croire qu'il y a une évolution entre deux cases. Je pourrais trouver mieux à faire que de dessiner exactement ce que le récitatif dit. Tenez, vous aussi, vous pourriez. Je vous propose de jouer à "Je suis Darryl Cunningham et j'ai écrit un texte: que vais-je dessiner à présent?"
Vous avez écrit: "Consommer de l'alcool avec modération" (p41); que dessinez-vous?
Réponse (ah zut, on ne peut pas écrire à l'envers): un type qui boit une bière.
Plus dur: "Le soignant doit se montrer compréhensif."(p50)
Réponse: une main ouverte.
"Chez les dépressifs, les scans du cerveau révèlent une biochimie anormale"(p62)
Réponse: un cerveau
Attention, prouesse: Une personne bipolaire "peut alors tenir des discours mégalomanes"(p136)
Réponse: un bonhomme carré est éclairé par une lumière venue du ciel et dit: "j'ai été choisi"
Et encore, je n'ai pas choisi (moi) toutes les cases où Cunningham se carrécature lui-même et bulle son texte directement. Non, non, sans que rien d'autre ne soit dessiné.
Ces quelques citations vous auront aussi fait apprécier le lyrisme débridé de l'auteur. Je n'ai rien contre un ton dépouillé en bd, je serais preneur d'une adaptation d'une nouvelle de Beckett, pas de problème. Mais comme il s'agit d'un ouvrage documentaire à vocation didactico-pédagogique comme on le défend certainement dans les réunions de bibliothécaires, c'est à dire qu'il peut être laid à faire pleurer les statues, il nous apprend des trucs, j'ai le plus souvent eu l'impression de lire une version illustrée de la page Wikipedia consacrée à telle ou telle maladie; impression renforcée par le chapitrage par trouble du livre (on commence par la démence et on finit par le suicide). Or, ces explications sont très sommaires. Je n'ai rien appris, encore moins qu'en lisant Journal d'une bipolaire, beaucoup moins qu'en lisant n'importe quel bout de Chloé Delaume. Pire encore, j'ai compris bien plus en rendant visite à ma grand-mère démente qu'en lisant le chapitre lié, alors que je n'ai jamais été soignant moi-même, contrairement à l'auteur.
Ajoutez à cela un grand nombre de métaphores au mieux bateau, au pire complètement connes. La dépression? Tiens, si je faisais tomber la pluie tout le temps sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis? Je vous laisse imaginer comment la sortie de la dépression est figurée. Les alternances maniaco-dépressives? Mmmm... je sais! Des montagnes russes! Le schizophrène, quant à lui, sera un puzzle auquel il manque une pièce (oui, à peu près à l'endroit du coeur, oui oui). Finalement, je préfère quand il ne fait que dessiner ce qu'il écrit. Ainsi, p. 93: "Il marchait dans la rue quand il remarqua un chien très efflanqué"
Première case: des rues, vues en plongée
Deuxième case: un chien efflanqué.
Tiens, mais il n'est pas tout carré ce chien! Non, il est efflanqué, donc tout en pointes. Il me dit quelque chose. Ah! Voilà: c'est un tatouage de chien. Car au bout de quatre-vingt dix pages, Cunningham essaie d'autres choses: il intègre des dessins anatomiques ou des images médicales plus récentes, copie des photos. Hélas, il n'en fait que plus cruellement ressortir la pauvreté sans nom du reste. Son dispositif est assez proche de Sainte famille, mais la comparaison est sans appel...
Je vais essayer d'arrêter de me plaindre de ce graphisme ni fait ni à faire. Passons, si vous le voulez bien, à l'émouvante sincérité du propos.
L'auteur a tiré ce livre de son sang, de ses tripes. L'écrire a été pour lui surmonter l'échec de sa carrière d'aide-soignant en HP. Bien bien. Ce n'est pas parce qu'il a expulsé ce qui lui pesait sur l'estomac qu'il est obligé de le publier sous nos yeux (et qu'on le mange, comme on le voit à la p. 28). Ainsi, Cunningham dédie son oeuvre aux patients qu'il a connus et nous rapporte de temps à autre diverses anecdotes, puis, dans "Mon retour à la vie", il se montre à son tour en victime lucide de troubles (mineurs par rapport à ceux décrits dans le livre, mais tout de même), sauvé par Internet et le dessin. Il expose donc ses faiblesses après avoir excité notre pitié pour les malades mentaux. Tout le monde est pris dans la boucle, nous pourrions nous aussi être un jour victimes.
Voilà.
Je dois prendre une grande inspiration pour tenter d'expliquer clairement pourquoi, graphisme mis à part (p73, la cuisine la plus mal dessinée depuis Lascaux), ce livre m'a mis en rage.
C'est fait.
Quand on fait acte de foi autobiographique, on se doit, je crois, de donner corps de papier aux êtres qu'on a connus. Or, l'auteur complet ne s'est pas contenté de massacrer l'apparence des malades, il leur a retiré toute histoire, toute personnalité, les a réduits à leurs symptômes, en a fait des anecdotes, des EXEMPLES pour les besoins d'une démonstration misérable. Il a fait l'inverse de ce qu'il proclame au début. Le seul être vivant dans son livre, c'est lui. Loin de donner un peu de valeur au livre, le dernier chapitre révèle son but véritable: mettre en scène son auteur en position de surplomb (littéralement, il explique les humains qui l'entoure), de maîtrise (de ses cours d'aide-soignant) et de lumière: a-t-il fait des erreurs? a-t-il manqué de compassion? Jamais, dans aucune des anecdotes racontées. La confession de ses propres faiblesses béatifient le reste du récit: Comment? il souffrait, et soignait pourtant avec tant de bonté les autres?
Fables psychiatriques est triplement insultant. Pour les malades, qui méritent mieux pour les défendre que de bonnes âmes désireuses de sublimer leurs échecs personnels par des carrés; pour le lecteur, pris pour un idiot la plupart du temps et sur la mauvaise conscience duquel le livre entier est construit; pour l'histoire de la bande dessinée enfin. C'est une autre bd qui a déclenché la transformation de ce qui devait être un livre en machin par planches: l'auteur a lu Persépolis. Il est donc faux qu'on reconnaisse l'arbre à ses fruits. Il aurait dû mieux lire Satrapi, qui par des moyens graphiques simples (mais souvent beaux) parvient à raconter la vie de vraies personnes sans les outrager; il aurait dû, mieux encore, lire celui qui a introduit Satrapi à l'Association (que l'éditeur çà et là imite dans la maquette de l'ouvrage), celui que l’iranienne a fructueusement pillé, celui qui a écrit ce monument qui me console d'avoir perdu une heure de mon temps avec ce reliquat carré d'égocentrique avorton: David B., et l'Ascension du Haut-Mal.