Les débuts d'un certain lieutenant Mike T. Blueberry

En 1963, dans Pilote, le jeune Jean Giraud qui signe Gir, lance avec J.M. Charlier ce qui va devenir le western référence et écraser tous ses concurrents. C'est la naissance d'un personnage emblématique du western en BD ; n'ayons pas peur des mots, je considère Blueberry comme le plus important western réaliste de la BD française et même mondiale, oui, même les Américains le reconnaissent aujourd'hui, c'est en Europe que le western a atteint un niveau inégalé. Français, Belges, Espagnols et Italiens ont été abreuvés pendant des années par les westerns hollywoodiens et ont su développer une mythologie basée sur l'adulation d'un folklore mythique que n'ont pas su développer les Américains avec leur propre passé ; en BD, ils préféraient les mecs en collant qui sauvaient le monde, mais en Europe, Batman et ses petits camarades volaient encore mal après la guerre, on préférait les gunmen d'antan.
Avec ce premier tome, on est plongé en plein conflit indien déclenché comme souvent par la folie humaine. Charlier est un formidable feuilletonniste, il donne libre cours à son talent de conteur, et transfigure l'Ouest mythique, très influencé ici par les films de John Ford qu'il enrichit à sa façon ; l'enchaînement des événements obéit à un déroulement implacable, il multiplie les rebondissements et les coups de théâtre, livrant ainsi dès ce premier opus un récit dense. L'intrigue est tellement touffue et nourrie d'événements que Charlier qui aime développer ses histoires, mettra 5 albums pour arriver à la fin.
Les allusions aux films de Ford sont nombreuses pour ceux qui connaissent son univers : nous trouvons en Graig l'officier frais émoulu de West Point, pétri de bons sentiments et doté d'un sens pointilleux de l'honneur et de la discipline, le coeur gonflé d'une bravoure absurde ; une belle opposition avec le cynisme de Blueberry, son indiscipline et sa décontraction outrancière. Nous trouvons encore le colonel Dickson en officier juste, sage, prudent et compréhensif (une espèce rare). Et puis nous avons Bascom, prototype de l'officier borné, répugnant et imbécile qu'on trouvait hélas dans l'armée yankee, qui en plus se double d'un raciste haineux, gonflé d'orgueil et dont la haine déclenche tout le début du conflit indien ; Bascom bascule dans la folie vengeresse en attaquant des Apaches paisibles, en voulant capturer Cochise et pour un peu faire fusiller Blueberry. Abusant de son autorité, n'admettant aucune objection et humiliant le métis Crowe, c'est un portrait d'ignoble salopard qu'a imaginé Charlier, rappelant l'officier borné du Massacre de Fort Apache, l'un des chefs-d'oeuvre de John Ford.
Charlier tempère les situations tendues avec des traits d'humour liés au caractère de Blueberry. On sent clairement dès ce premier épisode que le récit souffre de la prépublication hebdomadaire dans Pilote, soumise à des bas de pages à suspense qui doit laisser le lecteur dans l'attente pour connaître la suite de son histoire la semaine suivante, c'est typique des prépublications, chez Tintin ou Spirou, c'était pareil. Charlier et Gir doivent donc rythmer leur récit en fonction de ce découpage, l'action devant être brève et concentrée, sans dispersion inutile ; ce procédé paraît artificiel lorsqu'on lit l'album. D'autre part, les défauts de Charlier s'identifient aussi par un texte parfois ampoulé et littéraire qui peut alourdir certaines images, c'était la mode dans les années 60, la BD devant être ne l'oublions pas, un modèle destiné à distraire mais aussi à éduquer, ce n'était pas encore considéré comme de l'art et une forme d'expression, les lectures de la jeunesse étaient sous contrôle parental.
Graphiquement, Gir qui subit dans cet album et le suivant, une forte influence de son maître Jijé, n'est pas non plus exempt de défauts. Les visages d'Indiens par exemple, sont peu réussis et s'inspirent tous plus ou moins de ceux de Jijé. Mais surtout, son dessin n'est ici pas très beau, et il a du mal à stabiliser le physique de son héros à qui il a donné la physionomie de Belmondo. Ses décors sont encore sommaires, la matière des rochers n'apparaît pas, mais son dessin évoluera heureusement en bien.
Au final, on est devant un album qui laisse augurer un cycle tout à fait prodigieux de 5 tomes sur les guerres indiennes, un cycle voué à la gloire de la nation indienne qui fut anéantie par l'homme blanc incapable de respecter et de comprendre ce peuple magnifique. Mais un cycle tellement rempli de péripéties, qu'une fois qu'on a mis le nez dedans, on a qu'une envie, c'est d'en connaître la suite.

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le 4 sept. 2020

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Ugly

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