Fraction, de Shintarô Kago, nous conduit du côté de Tokyo où Kôtarô Higashino travaille au salon de thé le Chat Noir. Il ne s’emporte pas quand les clientes le font attendre longtemps parce qu’elles ne savent pas quoi commander, hésitent, changent d’avis. Il ne fait pas de vagues, et quand il ne travaille pas, il va voir des films d’horreur au cinéma ou en loue. Un jeune homme tranquille, trop tranquille.
Une fois par mois, Kôtarô assassine une femme qui a eu le malheur de croiser sa route. Ce tueur en série a une méthode : il découpe ses victimes en deux, à l’instar de l’affaire du Dahlia Noir. Un « travail admirable » dont lui seul est capable. Mais ses petites habitudes vont être chamboulées lorsque d’autres femmes sont découpées : Kôtarô aurait-il fait des émules ? Ou bien n’a-t-il plus conscience de ses actes ?
Une surprise survient rapidement : s’intercale entre chaque chapitre portant sur Kôtarô Higashino un chapitre portant sur… Shintarô Kago ! Le mangaka est partie prenante de son œuvre : en plein questionnement sur ce qu’il a réalisé jusqu’alors, il pense se lancer dans autre chose que de l’ero-guro mais on lui propose de réaliser des chroniques sur la série de meurtres en cours.
Cette connexion entre les histoires n’est pas accessoire. Shintarô Kago va éclairer notre lanterne sur ce qui se déroule. Prenant prétexte de l’offre qu’on lui a faite, il va en effet parler avec son interlocutrice de sa volonté de faire des histoires à énigme et d’user de la manipulation narrative : quelles sont les ficelles, quels sont les ressorts qui permettent de piéger le lecteur ?
C’est alors l’occasion de parler du manga actuel (on pourra comparer ce que nous dit Shintarô Kago et ce que l’on peut trouver dans Bonne nuit Punpun, Poison City et d’autres) ; des différences entre le manga, la littérature et le cinéma et, surtout, des possibilités offertes à un mangaka à travers l’agencement des cases (ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas), la remise en question des conventions implicites pour bâtir une planche, une page ou une histoire qui parviennent à surprendre le lecteur.
Fraction se présente ainsi comme un thriller rythmé par la succession des chapitres sur Kôtarô et Shintarô Kago. Ce rythme particulier, surprenant au départ, gagne assez rapidement l’assentiment du lecteur, par les perspectives qu’il offre. Comme s’il était en direct, le mangaka prendra la peine d’expliquer l’histoire qu’il développe, de répondre à certaines objections que l’on pourrait lui adresser concernant les choix opérés. J’ai trouvé le procédé assez bluffant : outre la réflexivité qui s’en dégage, le manga offre une forme d’interactivité et réduit la distance entre l’auteur et son lecteur. Même si le récit se fait accessible, l’histoire gagne à être relue une fois que l’on a toutes les pièces du puzzle en tête, pour mieux (re)voir telle ou telle scène et apprécier un peu plus encore l’intrigue construite par Shintarô Kago et sa fin, qui par certains aspects, m’a fait penser à Gyo de Junji Itô.
Finalement, l’important à travers les huit chapitres composant Fraction, ce n’est pas tellement l’histoire du serial killer mais tout ce qui entoure, soutient et fait avancer l’intrigue principale. La narration de Shintarô Kago se révèle d’une efficacité redoutable et obtient assez facilement la « suspension consentie de l’incrédulité » du lecteur, évoquée par le Fossoyeur de Films. Cohérent par rapport aux règles de son univers, le manga nous fait pénétrer dans son monde sans que nous ayons constamment envie de le remettre en question, pour mieux nous concentrer sur ce que l’auteur nous offre. Ce serait dommage de passer à côté d’un tel travail.
PS : Outre ce récit, l’ouvrage se compose d’un petit lexique recensant certaines expressions et noms d’auteurs ou de films évoqués et d’un entretien entre Shintarô Kago et Ryûichi Kasumi. Entretien assez déstabilisant car les échanges entre les deux auteurs semblent parfois déconnectés l’un de l’autre. Mais l’éloignement se réduit sur la fin, comme si cet entretien prolongeait l’aventure vécue avec Fraction.
Quatre histoires courtes concluent l’ouvrage dont la dernière, « Démangeaisons voraces », vous donne une petite idée de la note sur laquelle on termine.
Critique version longue par ici