Toucher à un mythe, c’est s’assurer de porter l’opprobre bien sur soi. Mais quand vient l’heure d’effleurer une légende du bout d’un ongle sale, on se sait sujet au lynchage.
C’est une œuvre de Kentarô Miura que je m’en viens ternir de mes mauvaises humeurs, c’est vous dire si j’y vais les doigts tremblants. Ne serait-il pas mort au faît de sa gloire que la parcimonie n’aurait pas même été considérée dans le traitement réservé à Gigantomachia ; mais voilà, je marche sur des œufs. Des Behelits, même.
Repu de ma lecture, je me sais en proie à une modeste indigestion. Kentarô Miura, je le crois, a été l’homme d’une seule œuvre. Et je vous parle là d’une œuvre dont il a, je crois, trahi la substance en cours de périple. Je ne m’attendais pas à une création digne d’un Berserk lorsque j’entamais Gigantomachia, mais je ne soupçonnais certainement pas le degré de déception qui m’attendait tapis dans les planches que je venais alors lire si benoîtement.
Vous voulez rire les dents serrées jusqu’à vous en faire saigner les gencives ? Alors sachez que Gingantomachia a été publié entre 2013 et 2014. Lisez-moi bien ; tandis que Kentarô Miura mettait un temps fou pour nous remettre un seul chapitre de Berserk à cette époque déjà, il se permettait de vagabonder vers une œuvre annexe venue lui prendre de son précieux temps. Un temps d’autant plus précieux qu’il en ignorait le terme prématuré.
Aussi je m’adresse à tous ceux qui s’échauffent pour me lapider : si vous n’avez pas eu de Berserk pendant près de deux ans, vous le devez à Gigantomachia. Ce seul rappel, je pense, devrait me valoir la mansuétude de la foule en colère.
Si au moins ce manga avait été écrit avec de bonnes idées en tête ; qu’il valut le détour à la lecture.
J’insiste et je maintiens, Kentarô Miura a été l’homme d’une seule œuvre. Je le crois devenu démiurge par accident, insufflant une espérance nouvelle dans la Dark Fantasy à une époque bénie, pour finalement se trahir plus d’une décennie plus tard. Gigantomachia, qu’on se le dire, est le vivier de tout ce qui n’allait plus avec Berserk.
Les dessins y sont certes somptueux – et c’est un drame de se dire qu’il a pris tant de temps à les élaborer – mais désespérément lisses. La mignardise a la part belle, ne reste alors que les éléments fantastiques qui, très franchement, se bornent à leur conception graphique uniquement. C’est une belle peinture qu’on voit là, mais une peinture qui ne nous raconte rien.
Le voir s’essayer à l’humour, cet homme-là, équivaut à entendre Vincent Delerme vous raconter une blague de bistrot. Y’a une telle inadéquation entre le tempérament du conteur et ce qui nous est narré, qu’on ressort perplexe de l’expérience. On sent bien que Miura cherche à distiller de la légèreté dans son contenu, qu’il se démarque au moins un chouïa de son œuvre phare. Seulement, ce registre-ci, il est infoutu de s’y illustrer brillamment. Sorti de ses platebandes, Kentarô Miura, c’est pas brillant.
Soyez honnêtes. Ôtez le dessin de Gigantomachia pour lui substituer un trait moins travaille, et que vous reste-t-il au juste ? Rien moins qu’une déception parue en sept chapitres.
L’univers qu’on nous présente ici est un Nausicäa gonflé à la testostérone. Le contexte est contruit – du moins autant qu’il puisse l’être en sept chapitres – mais n’a pas de fragrance qui lui soit foncièrement spécifique. Aussi, en cherchant à se démarquer par son originalité, le présent manga, à ses dépends, nous rappelle à chaque page ses sources d’inspiration sans pourtant le désirer. Miyazaki apparaît flagrant dans ce qu’on lit ici, j’arrive presque à voir ses lunettes et sa barbe.
Néanmoins, les travers de l’auteur prennent le dessus sur son onirisme hâtif. Très vite, il est à nouveau question de bagarre. Inintéressante de surcroît, j’avais alors le sentiment de lire Baki, autant pour ce qui est de l’orchestration de la violence que du dessin avec laquelle on la rapporte. Et le tout, sans protagoniste pour vous donner envie de vous intéresser à lui. Delos est en effet confondant de niaiserie, Prome est une caricature de ces jeunes personnages féminins froids et impavides qu’on trouve dans tant de fictions japonaises et Ogun est le meilleur ami du héros, un peu brutal mais ayant bon cœur.
…
Kentarô Miura ne sait pas écrire ses personnages. Voilà, je l’ai écrit.
Oh ! Cessez donc avec vos airs outrés, je vous prie. Une fois que vous avez sorti Guts et Griffith de l’équation Berserk, y’a tout de suite moins de gras dans le bifteck. Osez le nier, osez seulement.
Et ce qu’on lit ici n’est franchement pas fameux. On glisse du « Gaia » par-ci, puis une attaque de Ohmu… pardon… de pieuvres géantes par-là, avec en filigrane une histoire de Titans et un grand méchant qui bouleverse l’osmose et l’équilibre naturel et blablabla ; on nous ensevelit dès le chapitre trois sous un lore compact et infect en lequel on ne parviendra pas à croire, même en s’y forçant. Gohra et son exosquelette a tout d’un Titan de Shingeki no Kyojin ; on empile les fautes de goût un chapitre après l’autre sous nos yeux consternés et impuissants.
Lisez donc cette annexe du répertoire de Miura chers amis, et dites-vous que près de deux années de son temps ont été consacrées à ça plutôt qu’à Berserk.
Les combats sont littéralement des affrontements entre robot géants et monstres géants de Super Sentai. Je ne caricature pas un trait de ce que j’ai lu ; c’est exactement ce que Kentarô Miura a dessiné, en remaniant seulement le cadre global et les décors.
Presque deux ans de la vie de Miura pour ça. Deux ans.
Je pensais que ça se stopperait au chapitre 6, que le septième n’aurait vocation qu’à nous délivrer la conclusion ; mais la chienlit ne voulait pas s’arrêter là. La parution devait en effet se poursuivre, cependant compromise par le décès de son auteur. Pour cette œuvre-ci, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les lecteurs n’ont pas prié la maison d’édition et les assistants du maître de reprendre les pinceaux pour nous apporter la fin. Curieux, n’est-il pas ?
C’est pas du joli de glavioter sur les morts, mais Gigantomachia est une disgrâce n’ayant apparemment été publiée qu’afin de démontrer à quel point Kentarô Miura ne savait plus écrire une fois la décennie 2000 entamée. Son souffle, il l’avait perdu de longue date, déjà avec Berserk où la Dark Fantasy se sera illuminée à la lanterne rose pour annihiler tout ce qui avait fait le sel de son œuvre.
L’homme est un dessinateur de génie, c’est entendu, mais il est ce bas monde des génies maléfiques qui tournent leur science en direction de bien tristes desseins. Nous pouvons l’observer avec Gigantomachia et nous en désoler ; Kentarô Miura n’était alors plus – et depuis longtemps – l’écrivain génial qu’il fut jadis. Faut-il vouloir se faire du mal pour le confirmer à l’aune de cette chiure annexe.