Gringo
7.6
Gringo

Manga de Osamu Tezuka (1987)

Gringo ou le Japonais devenu gaijin

Osamu Tezuka a produit énormément de mangas sur plusieurs décennies, mais parmi ses mangas adultes force est de constater que plusieurs, qui sont en outre parmi les plus diffusés sur le marché français, sont inachevés. C'est le cas d'un manga des années 70 Ikki mandara que l'auteur a abandonné en cours de route. Le manga Dororo a bien une fin, mais elle est réputée précipitée pour que l'auteur passe à d'autres créations. C'est le cas surtout d'un certain nombre de projets menés tous en même temps et que la mort a empêché de mener à terme. Il y a une biographie de Beethoven qui est concernée. Il y a le cas de NeoFaust qui est on ne peut plus malheureux et dont l'édition est fascinante avec les esquisses des dernières planches... C'est le cas enfin du manga Gringo qui est composé de deux parties de cinq chapitres chacune et d'une troisième partie dont trois chapitres seulement nous sont parvenus. J'ignore combien le manga devait comporter de parties, mais il devait sans doute comporter plus de trois parties, puisque là où le manga s'arrête le héros a encore pas mal de problèmes à résoudre, et surtout puisque certains personnages secondaires doivent encore refaire surface, comme Miho, Onigasato, et à plus forte raison ceux qui sont demeurés dans l'ombre comme Yamabushita. L'action se termine sur l'annonce d'un tournoi truqué de sumo qui aurait été l'occasion de voir Tezuka surfer sur la vague des tournois d'arts martiaux propre au manga Dragon Ball, l'allusion au manga de Toriyama étant rendue quelque peu sensible avec le tableau ou arbre représentant le déroulement du tournoi du premier tour jusqu'à la finale. Mais rien à voir avec un manga d'action neketsuesque.
Si j'insiste autant sur cette liste d'oeuvres inachevées, c'est que ces mangas ne sont pas petits. Ikki mandara et Neo Faust ont chacun plusieurs centaines de pages, et Gringo dépasse les 600 pages. On pourrait presque se dire que Tezuka aurait pu au lieu de mener plusieurs mangas de front, n'en faire qu'un seul. Mais dur de sacrifier Neo Faust à Gringo et dur de renoncer à Gringo pour la seule finition de Neo Faust.
Autre idée importante. Tezuka a longtemps été l'auteur de mangas pour les jeunes avec Astro, Le Roi Leo, Princesse Saphir et plusieurs autres. Une évolution plus sombre se dessine avec Vampires, Dororo ou Black Jack, mais il est frappant de voir que de la fin des années 60 à sa mort il a produit énormément de mangas pour adultes où apparaissent ces réflexions, mangas où il veut manifester une pensée fouillée par la mise en scène en bande dessinée. Il avait déjà plein de chefs-d'oeuvre à son actif et une déjà longue carrière avant les années 70, et il est rare qu'un artiste qui a déjà beaucoup produit et qui devient vieux se surpasse et fasse des mangas toujours plus marquants, mangas que privilégient assez nettement pour l'instant les rééditions prestigieuses chez Delcourt-Tonkham actuellement. Le manga Gringo est ici publié dans une traduction française par Kana. Pour présenter le projet, le mieux est de citer des extraits de la préface d'un certain JD Morvan de 2009 et d'autres d'un texte de Tezuka qui sert de postface, mais qui, non clairement référencé, correspond à une annonce du projet d'écriture de Gringo publiée en décembre 1986.
Le titre de ma critique s'inspire des premiers mots de la préface de JD Morvan :


*> Gringo, comme on le sait, veut dire, "étranger de race blanche" en



Amérique du Sud. Il y a un mot qui signifie la même chose en japonais
: gaijin. [...] sa signification exacte, "personne intruse" [...]. A
la lecture de Gringo, il me semble que Tezuka Osamu a voulu montrer à
ses congénères ce que cela fait de se retrouver un intrus dans un pays
étranger. [...]*



Le nom du héros Himoto Hitoshi permet un calembour dans le système d'écriture nippon (celui en kanjis peut-être, car je ne suis pas spécialiste), puisque cela peut se lire aussi comme voulant dire "Le Japonais". Tezuk a amplifié l'image du profil type du japonais dans l'imaginaire occidental : "il est très petit et très ambitieux, capable de tout pour faire prospérer son entreprise". Mais, avec ses aventures, son côté humain transparaît de plus en plus, sans qu'il ne change nécessairement de personnalité. JD Morvan dont nous résumons la préface se demande si nous accepterions qu'un auteur français ou Belge dresse un tel miroir grinçant devant nous, les lecteurs de pays francophones.
Voici, à la suite du manga, des extraits du texte de Tezuka qui sert "en guise de postface", Tezuka précise qu'il a terminé sa série L'Arbre au soleil et il ordonne un certain nombre de ses titres en une sorte de revue chronologique de l'histoire du Japon ou plus largement du Japon face au monde : L'Arbre au soleil (chute du shogounat des Tokugawa), Shumari (début de l'ère Meiji), Ikki Mandara (toile de fond, l'ère Taishô), L'Histoire des trois Adolf, Ayako (l'après-guerre), MW (la rétrocession d'Okinawa). Et voici ce qu'il annonce comme nouveau projet :


*> [Mon] prochain titre [...] adoptera une toute nouvelle perspective :



il s'agira de tenter de poser un nouveau regard sur les Japonais
eux-mêmes. J'aimerais même lui donner pour titre Les Japonais. Je
voudrais comprendre ce que signifie le fait même d'être japonais.
Jusqu'à présent, je me suis toujours attaché dans mes œuvres à
dépeindre certaines facettes des Japonais à telle ou telle époque
[...] Mais cette fois-ci, je voudrais interroger la nature même du
peuple japonais, l'identité de l'homme japonais.*



Tezuka poursuit par les idées suivantes et sous sa plume on croirait parfois lire Zola qui se vante d'une utopique méthode naturaliste pour cerner le réel, ce qui n'est pas du tout pourtant le profil d'approche du manga un peu cartoonesque de Tezuka bien sûr :


*> Les Japonais qui se sont regroupés en communautés dans les différents



pays du monde sont extrêmement repliés sur eux-mêmes, ils ne côtoient
que très peu les étrangers sur place, ne les laissent pas facilement
entrer au sein de leur famille et forment de petites colonies
desquelles ils ne sortent jamais. Mais qu'arriverait-il si un Japonais
se retrouvait propulsé dans un pays qui n'a absolument rien de
japonais ? Un pays où, quoi qu'il fasse, il ne pourrait pas être le
Japonais [...] ni matériel électronique, ni voiture, ni télévision
[...] et voir comment il se débrouillerait pour exploiter tout ce qui
fait de lui un Japonais.*



Tezuka précise clairement pas mal de choses sur son héros futur : "un homme d'affaires" dirigeant une "filiale", soudain licencié ou dans l'impossibilité de rentrer au Japon, se retrouvant seul, "Un homme complètement décomplexé, avec de petits airs de yakuza, mais qui sentirait encore le Japonais à plein nez."
Cerise sur le gâteau, juste après le texte qui sert de postface, nous avons droit à quatre dernières pages du manga, comme sorties de nulle part où l'auteur parle de l'interruption du manga, de sa maladie, de son état en se comparant à ce qu'il était avant, une photo de lui étant insérée dans une case du manga pendant que son autoportrait caricatural au physique affaibli parle de cette obsession du travail du Japonais et on a droit à un raisonnement sur l'origine historique de ce trait social, avec le magnifique contraste à la page finale 635 entre la case horizontale représentant la campagne cultivé du passé rural et la case verticale des gratte-ciel qui mangent sur la case rurale, et autre trait prodigieux de cette ultime page on a droit à un fabuleux vis-à-vis entre l'auteur et son "Japonais", héros du manga Gringo. Tezuka est penché sur son dessin et écoute son personnage lui parler le phylactère échappant bien sûr au dessin : "Et alors ? quel mal y a-t-il à ça ?!" Et le vis-à-vis se prolonge dans la fragmentation de deux dernières cases. Tezuka dit : "Tu es comme moi. Un japonais typiqsue !" Et Tezuka est enfermé dans le manga, dans un quadrilatère irrégulier qui témoigne de son absorption progressive dans le manga, dans la légende (la mort le rattrape) et et prenant la place de Tezuka dans la case précédente où il dessinait le héros est représenté quasi en-dehors de toute case, il y a juste deux côtés représentés sommairement, et il est là à crier son identité : "Exactement ! Et alors ? / Moi, je m'appelle Hitoshi Himoto ("Le Japonais") !"
Quelle prouesse finale de mangaka ! Quelle pirouette d'artiste à l'article de la mort !
Pour ne pas spoiler, je vais assez peu en dire sur le manga. La lecture est envoûtante. Certains font remarquer que l'action se traîne un peu au début, puis prend un sacré rythme. Je n'ai pas perçu que cela faisait un désagréable surplace, mais c'est exact pour ce qui est du changement de rythme. Le début a beaucoup de moments d'exposition, d'arrêts sur des moments de vie, et la fin du manga tel qu'il nous est parvenu s'anime et ne manque pas d'action. Manga tardif des années 80, on entend parler de sida, de Japonais homme d'affaires qui en jette avec la technologie de son pays, c'est assez inhabituel dans les mangas de Tezuka qui ne nous ont pas habitués à l'immersion dans les années 80. On a l'immersion des années 70 qui peut s'en rapprocher, mais là on sent bien le climat des années 80. La composition des cases fait plus penser aux mangas "gekiga" de l'âge d'or des années 70 : MW, Ayako, Barbara (malgré sa fin, ce manga est prodigieux pour la mise en page et son début est fascinant), plutôt que le profil plus assagi de L'Histoire des trois Adolf ou de Neo Faust. J'aurais énormément de commentaires à faire sur les contours des cases, parfois pas tracés mais à la main avec des ondulations, sur les cases qui mangent le bas de page, sur les absences de contours des cases, sur les lignes obliques pour bien des cases, sur l'effet de distribution des cases sur une page entière, etc., etc., sur les plongées et contre-plongées dans les cases, sur l'espèce de représentation oblique de la perspective, sur les pages au dessin symbolique comme celle de l'aqueduc qui s'écroule dans la nuit, les suites de cadrage sur un regard (avec lunettes ou pas), l'insertion d'une case dans un case d'une demi-page avec un effet oblique anormal de déséquilibre dans la petite case en relation avec l'effet de monde vaste et peuplé où se perdre de la grande image, je pense à l'image page 101 où dans sa voiture avec son chauffeur notre héros ne sait pas comment retrouver des ennemis dans la ville. Il y a pas mal d'images impressionnantes sur le poids moral, sur l'oppression ressentie : plusieurs cases montrent au-dessus de la tête du héros d'autres personnages, soit un ennemi auquel il pense avec obsession, soit sa petite fille qui se penche vers lui par-dessus le divan et lui pose des questions embarrassantes. On sent le poids sur sa tête dans ses constructions d'images, et on a aussi tout un travail sur le corps affalé du héros avec une contre-plongée, etc. Il faudrait y ajouter la page 455 avec la case ronde saisissante qui malgré la vision idyllique écrase de son poids le corps allongé du héros qui grogne de souffrances.
Sur le repli des Japonais, il est à noter que le héros travaille pour une entreprise qui a nom "Edo", l'ancien nom de Tokyô, nom qui par ailleurs donne son nom au régime du shogounat des Tokugawa qui de 1634 à 1853 à fermer le pays à tous les étrangers, le pays ne commerçant qu'avec les chinois, les coréens et les néerlandais, sans même les laisser pénétrer dans leurs terres. Or, si l'action se déroule dans des pays d'Amérique du sud imaginaires comme c'est très bien exposé dès les premières pages, la fin du manga, sa troisième partie inachevée, nous entraîne dans un village de Japonais qui dans les années 1980 croient que la guerre continue entre le Japon et les Etats-Unis. Ce village porte le nom de Tokyo, ce qui fait lien avec le nom de l'entreprise Edo et ce qui confirme qu'il faut aussi penser à l'ère du régime de fermeture du pays sur lui-même. L'interrogation sur l'identité japonaise joue ainsi sur plusieurs plans : il y a le cas du Japonais dont la réussite insolente est jalousée, le cas du Japonais perdu dans un monde d'Amérique du sud qui a ses propres préjugés, refoulements, etc., mais on a aussi une confrontation où le Japonais des années 1980 est un étranger pour des Japonais coincés dans un passé figé de plus de quarante ans, un Japonais qui doit se justifier d'être marié avec une blonde aux yeux bleus québécoise et d'en avoir une fille. En contrepoint, le personnage sait se faire identifier comme japonais par son amour et sa pratique du sumo. L'identité japonaise concerne du coup aussi la femme d'Hitoshi. Elle rappelle à son mari qu'elle a été seule au départ au Japon, perçue comme étrangère dans une culture qui lui paraissait aussi singulière que celle des peuples d'Amérique du sud qu'ils rencontrent. Or, ce qu'elle fait ne semble pas suffisant pour gagner une identité japonaise qu'elle a sur le papier. Et comme on retrouve une partie des grandes obsessions de Tezuka, le désir sexuel et toute sa violence est plusieurs fois au cœur de l'intrigue et des difficultés du couple.
On aimerait avoir la suite de ce manga, mais on sentirait alors que ce n'est pas fait par le maître, mais demeuré en l'état on a quand même un contentement de sa lecture, une impression de force paisible.

davidson
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le 16 nov. 2019

Critique lue 212 fois

davidson

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