Guantanamo kid
7.4
Guantanamo kid

BD (divers) de Jerome Tubiana et Alexandre Franc (2018)

Jérôme Tubiana, journaliste, s'intéresse aux questions du terrorisme islamiste et à celles des migrations actuelles de populations à travers le globe. Mohammed El-Gorani est apatride. Malgré sa naissance reconnue en Arabie Saoudite, malgré ses origines et sa nationalité tchadiennes : son 


parcours brisé dans l'élan d'une adolescence volée,



il porte l'indéfectible marque de son trop long séjour à Guantanamo comme une tare au milieu du visage. Les deux hommes ont longuement échangé depuis leur rencontre en 2010 et la libération de ce dernier. Le premier a su retranscrire l'histoire de l'autre à travers différents articles parus dans les magazines et journaux européens, jusqu'à ce qu'une responsable d'Amnesty International lui glisse l'idée d'en faire une bande-dessinée documentaire. Et malgré l'adversité qui tisse l'histoire, malgré les difficultés, malgré la détresse et la noirceur des éléments de la biographie,



le portrait qui en résulte resplendit d'optimisme et de détermination :



Mohammed El-Gorani n'est pas une victime mais un combattant de la vie.


Né d'immigrés tchadiens à Médine en Arabie Saoudite, Mohammed El-Gorani, comme tous les étrangers présents sur le sol saoudien, n'a pas accès à l'éducation, encore moins à un emploi. Pourtant, comme tous les adolescents de son âge, il rêve. S'imagine un avenir. Déterminé, le gamin souhaite apprendre l'anglais et l'informatique, rêve au-delà même. Sans grandiloquence ni ambition démesurée, il rêve d'ouvrir un jour son atelier de réparation d'ordinateurs afin de s'offrir une vie. Simple, anonyme. Une ambition forcenée qui l'emmène bientôt au Pakistan où il pourra se former. Musulman pratiquant, il y est arrêté un matin par la police locale : sa peau noire, son accent saoudien, l'air d'avoir bien plus que ses quatorze ans suffisent à en faire la proie idéale de fonctionnaires corrompus qui le revendent à la CIA après quelques séances de torture. C'est le début du film : de Karachi à Kandahar en Afghanistan, puis de là jusqu'à Guantanamo, le jeune Mohammed El-Gorani devient suspect de terrorisme, pire : coupable désigné. Sans que rien de ce qu'il puisse dire n'y change quoi que ce soit. Il passera là, dans les cellules de Guantanamo, les huit années suivantes de son exil, un tiers alors de sa jeune existence. Si le témoignage compile en un microcosme carcéral 


les brutalités d'une humanité complexe



où la déshumanisation des prisonniers sert de base au travail de sape et aux tortures infligées, si le racisme assumé y côtoie la compassion de soldats américains trop isolés pour savoir comment s'opposer aux ordres, si les haines et les brimades s'y soignent dans la solidarité d'amitiés aussi évidentes qu'inattendues, bref si le propos mêle avec une rare violence les contradictions de l'homme et les schizophrénies sociétales, le portrait du jeune homme y est lumineux, sa force de caractère impressionnante force le respect : les prisons n'enferment que les corps, l'esprit reste lui libre. Résolument. Profondément. Insatiablement. Ce Guantanamo Kid est un poète des cellules, l'optimisme et la détermination chevillées au cœur. Sa revanche sur l'injustice, c'est le sourire toujours affiché après chaque séance de torture : conscient de son innocence, il y puise la force nécessaire à résister, à se projeter, à survivre.



 Les mauvais gardes, quand ils nous voyaient tristes et malades, ils
étaient contents. Et moi, je ne voulais pas leur faire ce plaisir.
Même après les interrogatoires, quand j'étais ramené en cellule,
j'essayais de sourire. 



Le noir et blanc qui développe la narration glisse un trait tendre sur les visages, joint l'humour derrière les caractères à coups de douces caricatures, et raconte ses personnages de bande-dessinée dans des décors imposants, trop grands pour l'homme. Il y a d'abord 


une forme écrasante de luminosité



tout au long de la première partie du récit, avec un soleil en volutes irradiantes, un soleil brûlant, omniprésent, qui finira pas disparaître, promesse tenue, après l'annonce de l'envol pour Guantanamo. L'obscurité cède alors la place dans le dénuement soudain des décors réduits à des structures froides et inconfortables. Alexandre Franc trace les cases avec soin, joue des contrastes évidents d'un noir et blanc sans nuances, abordable et doux, la violence est ailleurs tandis que le dessin s'ajuste au caractère optimiste et lumineux du personnage raconté.



 Je connaissais le Coran et la vie des prophètes. Il y a beaucoup de
tristesse dans leurs histoires. Dieu les éprouvait. Je crois qu'à
Guantanamo Dieu nous éprouvait aussi. Il éprouvait notre courage et
notre patience. 



Le Guantanamo Kid est un poète optimiste qui continue de sourire après chaque séance de torture, qui se bat résolument pour améliorer son morne quotidien sans jamais déclarer de guerre, avec patience et conviction, avec la foi du juste. Résigné à l'épreuve, il accepte les infernales longueurs du processus de libération mais pas l'irrespect qui s'y exprime à l'échelle humaine. Forge son caractère dans la volonté de comprendre l'autre. 

Avant de se retrouver clandestin en un pays d'origine qu'il n'a jamais foulé, le Tchad, et d'adapter sa réinsertion au quotidien, tel qu'il a appris à le faire là-bas.


Alors, malgré l'acharnement du sort et la mauvaise volonté des hommes, le portrait de Mohammed El-Garani pousse à l'admiration : jamais le gamin n'abandonne, jamais il ne baisse la tête, et l'ouvrage nous transmet alors un peu de la pureté de sa sagesse, cet équilibre serein que l'individu trouve là dans l'adversité, face aux rouages aveugles et ignorants d'une société lancée en roue libre vers la négation de ses propres richesses.
L'ouvrage est un indispensable de la compréhension du monde moderne. Pas tant dans ce qu'il nous apprend, même si la somme documentaire y est impressionnante, que par celui qu'il nous raconte : innocent, jeune et rêveur, ambitieux et optimiste. Jamais résigné malgré les coups du monde entier sur son chemin. Puissante leçon de caractère



où la poésie et l'optimisme effacent chaque matin la dépression de la veille.


Créée

le 2 juil. 2018

Critique lue 229 fois

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