Gyo
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Gyo

Manga de Junji Itō (2001)

Et si les Mayas avaient raison ? Que la fin du monde était advenue en 2012, qu’elle n’avait cependant fait que commencer à cette date ? Pas que je sois superstitieux, mais y’a des faisceaux d’indice qui ne trompent pas. Si je devais situer une date où les mangas, dans leur quasi-intégralité, ont commencé à devenir mauvais, je prendrais celle-ci, 2012. Même les valeurs sûres devenaient douteuses passée cette année. Junji Ito, c’en était une de ces valeurs sûres. Le terreur lancinante que vous cherchiez à éprouver en lisant, elle vous était aussi garantie que l’encre sur le papier. Et puis… durant les années 2010 – depuis 2012 pourquoi pas – ses histoires se seront affadies. Le dessin, devenu plus lisse, autrement moins à même de véhiculer l’horreur, nous apparaît quelconque.

Ça n’est pas le seul à avoir été frappé par la malédiction ; d’autres mangakas tout aussi illustres paraissent eux aussi être tombés d’aussi haut aux alentours de cette même année 2012.


Tout ça pour vous dire qu’une cuvée Ito, elle se tire quand l’étiquette affiche une date antérieure à ce que je tiens pour une annus horribilis qui n'en finit jamais. Alors ne nous privons de rien et allons siffler ensemble un grand cru ; un Junji Ito 2001, ça ne se refuse pas. La piquette, en ce temps-là, paraissait encore loin.

Qui, en effet, aurait sincèrement pu croire que Junji Ito puisse un jour nous faire bâiller avec ses œuvres les plus récentes quand celui-ci se sera fait le compositeur d’Uzumaki et Gyô ?


Gyô commence en établissant ses personnages et leur relation, ce dont l’auteur n’est habituellement que peu coutumier. Ses histoires courtes l’en préviennent le plus souvent, et les plus longues s’en tiennent à des rapports relativement superficiels entre les protagonistes. Kaori et Tadashi sont un couple vraiment crédible dont l’engueulade initiale ne travaillera qu’à mieux consolider leur relation. Une histoire donnée, quand ses personnages apparaissent pour réalistes et un brin développé, n’en devient alors que plus immersive. L’élément perturbateur ne tarde pas à se profiler une fois nos protagonistes mieux développés.


L’odeur. Junji Ito insistera tout particulièrement à son sujet ; sur cette puanteur méphitique qui vous retourne l’estomac. Le pouvoir suggestif de sa narration – loin d’être envahissante ou insistante – nous parvient jusqu’aux narines. Là où d’autres peuvent écrire sur la musique sans vous faire entendre le moindre son, Junji Ito nous prend aux tripes et aux sinus rien qu’en laissant entendre ce que peut-être cette fragrance écœurante qui plane partout dans l’atmosphère. Ça empeste le poisson crevé, la marée et la charogne. Jamais l’auteur ne nous décrira l’odeur en ces termes, mais on la devinera pourtant ainsi après qu’elle se soit saisie de nous. Refermer le volume nous priverait de ce fumet pestilentiel, mais on ne peut pas s’empêcher de le lire malgré cette odeur. Ou bien grâce à elle. Car cette exhalaison fétide, il faut le croire, trouve des attributs enivrant à si bien nous être rapportée dans la narration.


Le fait est que Junji Ito ne tarde jamais à nous mettre dans le bain tout en restant lancinant ce qu’il faut pour créer le mystère. La peur, pour trouver ses accès jusqu’à nos cervelles, doit s’instiller en nous et nous glisser progressivement le long de l’échine avant que le cerveau reptilien ne soit frappé. Quand on pense que les Japonais se seront essayés à une adaptation animée et l’auront foirée, là encore, dans les grandes largeurs ; c’est bien criminel de leur part, car le parcours du succès leur était fléché à chaque étape ; de la narration à la mise en scène tout en passant par l’écriture.


Junji Ito n’est pas le maître de l’horreur comme on le dit, mais le maître des horreurs ; de toutes ses facettes. Qu’il s’agisse d’une terreur spectrale, mystique ou fantaisiste, il n’est pas un registre de l’horreur qu’il ne maîtrise pas. Et ici, le body horror industriel, lié à la terreur qu’inspire les profondeurs marines, trouvera de quoi contenter les amateurs du genre. Ce dispositif curieux et horrifique qui permet aux poissons et autres créatures marines d’émerger à la surface, à lui seul, suffit à glacer le sang… mais ses usages à venir seront plus ignobles encore.

D’outre mer et d’outre tombe, la faune marine, mortes et vindicative, s’agite à la surface dans un déballage de prédation aveugle. Qui comme moi ne s’est pas estimé heureux un jour que les requins ne se trouvèrent que dans la mer ? Cette consolation n’aura alors plus lieu d’être à compter de l’instant où vous essaierez à Gyô et ses horreurs aussi improbables que saisissantes.


Comme une menace irrésistible, un essaim de poissons et autres bestioles déferle bien assez tôt sur Okinawa puis, à travers le Japon tout entier. Mais ça n’est que le début. La menace n’est pas d’origine marine, mais technologique. Le germe de pourriture, la dispositif mécanique ; tout cela constituera la menace principale de Gyô dont les êtres humains feront les frais pour devenir les hôtes de ces machines automotrices. L’homme, comme une grosse patate fermentée et bouffie d’un gaz qui le pourrit de l’intérieur, sera la prochaine victime ; les poissons ne furent qu’un hors-d’œuvres.


Que Tadashi se réveilla un mois plus tard dans un hôpital après que les germes aient proliféré ne pourra que nous rappeler les prémices de 28 Jours Plus Tard. Hasard ou réalité scientifique, le film sortira un an après Gyô. De là à supputer quelques emprunts mineurs…


Les effets graphiques, lorsque la pandémie se poursuit, donnent lieu à des confections aussi savoureuses qu’improbables. Du genre de celles que David Cronenberg n’auraient jamais répudié.

Mais l’aléatoire s’en mêle. À force de ne plus trop quoi savoir faire de ses créatures – à moins qu’il n’ait justement eu que trop d’idées sous la main – Junji Ito se perd dans l’exploitation de son concept. Le cirque des infectés n’a aucun sens en dépit des quelques avènements qui s’y orchestre. Qui a pu dompter ces dispositifs résolument hostiles et comment ? Ce personnages du monsieur loyal qu’on trouva sous le chapiteau, en plus de ne sortir de nulle part, ne faisait aucun sens. Ses attractions encore moins. On appréciera pour les idées éparses et les graphismes – notamment les formes fantomatiques du gaz ; mais pas pour la cohérence.


Gyô, dans son deuxième volume, s’accepte davantage comme un recueil de concepts enchevêtrés les uns à la suite des autres. Des concepts excellemment pensés, notamment la dernière invention du docteur Koyanagi, mais des concepts qu’on enchaînera les uns à la suite des autres comme un défilé où on expose les idées du moment sans trop allez au-delà.

Et curieusement, en dépit de l’horreur concentré dont sont faites les œuvres de Junji Ito, la fin de Gyô trouvera, comme avec Uzumaki, quelques accents émouvants. Les cobayes des dispositifs n’étaient peut-être pas morts après tout.


Tout à la fin, l’auteur cherchera à nous donner une explication du phénomène dont nous fûmes les témoin. C’est un peu tard au dernier chapitre, monsieur Ito ; ça tombe comme un pis-aller scientifique pour justifier le ressort mystique. Autant dire que ça tombe plutôt mal. La plupart de ses histoires, après tout, gagnent en terreur du fait que le ressort fantastique est inexplicable et s’impose souvent comme une malédiction inextricable. En tout cas, la fin de Gyô est plus… on ne dira pas « heureuse », mais moins cruelle que celle de la plupart des œuvres de Junji Ito. Disons que tout cela se conclut sur un espoir face à un monde dévasté. Venant d’un pareil auteur, c’est déjà beaucoup en attendre, ne boudons pas notre plaisir.

Gyô n’aurait clairement pas pu durer un volume supplémentaire, on sent que Junji Ito a un peu épaissi son plat avec quelques éléments annexes à même de gonfler et de bouffir son œuvre. Ça reste une lecture sympathique qui, cependant, ne saurait se hisser au niveau d’un Uzumaki. Mais un dont on prendra plaisir à lire en une ou deux heures de temps pour se gargariser d’une délicieuse frayeur.

Josselin-B
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le 27 oct. 2024

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Josselin Bigaut

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