CHRONIQUE DU PREMIER TOME :
Je vais être très honnête : je n'aime pas du tout le style graphique de Geof Darrow. Son sens du détail – qui donne l'impression assez claire de confiner à la schizophrénie, ou quelque chose de cet acabit – me semble hors de propos dans le registre du comics, et même de la BD en général. Si je n'ai rien contre les artistes qui détaillent leur travail, je trouve que dans ce cas précis l'artiste en fait trop : il en résulte des images souvent confuses, où l'œil du lecteur se perd dans des éléments en fin de compte peu importants et qui distraient plus que ce qu'ils informent...
Bien sûr, cette remarque n'enlève rien à l'immense talent de Darrow, et qu'il ait longtemps travaillé dans l'animation est un gage de qualité – surtout quand on sait quel niveau de dessin exige une telle industrie. Mais on se retrouve ici dans un cas d'école, dans le sens où Darrow refuse la compromission et au lieu de ça impose sur un média donné – le comics – une norme qui correspond à un autre média – l'animation. Sa volonté était peut-être d'expérimenter, ce qui est immensément respectable, mais le résultat final reste pour le moins sujet à caution (1).
Car ici la profusion de détails rend impossible une colorisation réellement informative : si la mise en couleur permet en général de pallier à certaines « carences » du trait (2), en soulignant les contrastes à partir desquels l'œil parvient à discerner les volumes et donc les espaces, un tel travail est ici impossible à réaliser compte tenu de l'immense quantité d'éléments à coloriser. Il en résulte des couleurs hâtivement disposées à grand coup d'aplats sur de larges surfaces et qui noient les détails en rendant ainsi leur lecture encore plus difficile.
En bref, Darrow est un dessinateur au sens strict du terme : tout l'art chez lui se résume au trait et rien qu'au trait, ce qui suffit pour dire qu'il n'est pas un plasticien – rien de répréhensible jusque-là – mais surtout que ses planches manquent singulièrement de mouvements – ce qui est déjà plus dommageable, surtout pour une production de ce genre, c'est-à-dire très musclée. Car mis à part quand il décide de représenter l'action sur un fond vide, ou de l'augmenter d'une explosion aux couleurs vives, celle-ci devient presque invisible.
Quant au scénario, il surprend par une linéarité et une simplicité auxquelles Frank Miller ne nous avait pas habitué. Néanmoins, le récit dispose assez vite des éléments dont le mystère qui s'en dégage attise la curiosité du lecteur, mystère qui atteint son apogée au milieu du volume en impliquant toute la famille du personnage principal à travers une scène pour le moins surprenante. Puis l'histoire embraye sur une course-poursuite haute en couleurs, action et ultra-violence dont la conclusion laisse bien assez de suspense pour vouloir se jeter sur la suite...
(1) je rappelle que Kia Asamiya, par exemple, fut lui aussi animateur avant de devenir mangaka : toute la différence avec Darrow est qu'Asamiya parvient à garder son travail lisible, même sans utiliser de couleurs, en acceptant d'adapter sa touche graphique au support de la narration graphique qui n'a fondamentalement aucun rapport avec l'animation.
(2) j'utilise des guillemets car de telles carences sont en général volontaires : dans de tels cas, l'artiste dessine en sachant très bien qu'une mise en couleur suivra qui comblera les manques en finalisant le dessin ; ce n'est donc pas une carence au sens négatif du terme.
CHRONIQUE DU SECOND TOME :
Et il advient que ce court comics se termine comme il a commencé...
Enfin à peu près. L'ultra-violence ne faiblit pas mais s'enrichit tout de même d'une exposition – sommaire mais néanmoins informative – sur l'ensemble des tenants et des aboutissants de cette intrigue qui ne se complexifie pas franchement plus en comparaison du premier tome ; du reste, le quatrième de couverture reproduit ci-dessus en italique devrait vous permettre de saisir assez facilement – au moins dans les grandes lignes – en quoi ce récit consiste, l'histoire complète n'étant pas vraiment plus élaborée au final.
Un tel truisme, pour le moins éculé dans le thème des robots, et sur lequel cette série est entièrement bâtie, ne parvient bien sûr pas à relever le niveau de l'ensemble – même en tenant compte des allures un peu dickiennes du postulat de base. Car à aucun moment ce récit pousse l'un ou l'autre de ces aspects vers le niveau supérieur de questionnement. Tout au plus peut-on éventuellement y trouver une sorte de satire de la société de consommation qui fait de nous des machines programmées par les réclames et les marques.
Hélas, même le développement de ce thème reste ici vague ou à tout le moins confus (1), de sorte qu'il ne reste plus au final qu'une expérimentation graphique dont les limites se montrent assez vite – opinion que j'ai eu l'occasion d'expliquer dans la chronique du premier volume.
À vous de voir si aussi peu mérite vos deniers...
(1) au contraire d'un 99 francs, par exemple, qui non seulement propose une expérimentation sur le plan littéraire mais présente aussi une dénonciation imparable de la publicité à travers une satire de son univers.
Note :
À la page 17, la sixième case de cette planche montre un clin d'œil à une autre série de Frank Miller, illustrée par Dave Gibbons : Liberty – Un Rêve Américain, publiée chez Zenda de 1990 à 1991 ; au moins un autre élément narratif de ce second tome pousse d'ailleurs à penser qu'Hard Boiled se situe dans le même univers que celui de Liberty.