Harleen
7.6
Harleen

Comics de Stjepan Šejić (2019)

Stjepan Šejić est l'auteur de la BD Sunstone, dont j'exprime mon admiration personnelle ici. C'est un scénariste totalement orienté vers ses personnages plutôt que sur des événements, ce qui lui va très bien pour raconter des tranches de vie sur sa série érotique. Il adore parler des gens, de leurs problèmes psychologiques, et il adore aussi Harley Quinn puisqu'il fait de nombreux fan-arts racontant son syndrome de femme subissant une liaison toxique. C'est une psy qui a été aveuglée par son amour pour un Joker toxique et manipulateur, comme défini dans ses origines par Paul Dini et Bruce Timm avant qu'elle ne se limite à un atout cartoon pour DC. Grâce au Black Label qui autorise une plus grande liberté de ton au sein de récits hors continuité, Stjepan Šejić a pu transformer ses mini fan fictions en récit structuré et publié chez DC. Une superbe tragédie finement menée qui permet de trancher avec l'image de gamine capricieuse sexy que se traîne le personnage, sans virer dans le débordement glauque pour autant.


L'édition française par Urban Comics regroupe les 3 livres qui constituent le 1er arc dédié au personnage, sur les 3 prévus par l'auteur + le spin-off sur Poison Ivy. Il raconte la manière dont Harleen Quinzel, psy courageuse et raisonnable, va pourtant sombrer et devenir Harley Quinn, l'amante de son patient psychopathe. C'est une évolution très méthodique soutenue par une narratrice qui parle au passé, devenue lucide sur ce qui lui est arrivé à cette période. La référence que cite Stjepan Šejić par la bouche de son personnage est la situation stéréotypée de la fille qui essaie de sauver un beau ténébreux de sa noirceur, tout en confirmant qu'à l'inverse des romances habituelles c'est le méchant qui fait sombrer la gentille. On le sentait déjà en lisant Sunstone, mais l'auteur n'a décidément pas fini de tacler certains romans et leurs fantasmes toxiques.


On nous le dit une ou deux fois dans cette histoire, "l'enfer est pavé de bonnes intentions". La grande force de Harleen est de ne pas simplifier la chute de son personnage. Paul Dini donnait des origines très succinctes à Harley Quinn par manque de temps au sein d'un épisode de 20mn de la série animée Batman, ça se limitait à "elle est tombée amoureuse du Joker et ça l'a rendue gaga", ce qui laisse suggérer une naïveté de la part de ce personnage. Harleen Quinzel n'est ni naïve ni sotte chez l'auteur croate, qui aime vraiment le personnage. Elle sait que le Joker est dangereux, sa première rencontre lui laisse des cauchemars. Mais c'est une psy, elle est là pour aider ses patients et sa thèse concerne l'endommagement de la zone du cerveau dédiée à l'empathie. C'est naturel qu'elle cherche à guérir le Mal, et elle ne peut y renoncer car ce serait admettre que l'humain ne peut pas devenir meilleur. C'est cette empathie qui la pousse à voir une âme en peine en lieu et place d'un manipulateur, malgré sa prise de recul initial.


Cet abaissement progressif des barrières de Harleen rend le récit poignant. Stjepan Šejić met souvent en parallèle son attitude réfléchie du présent avec son statut à venir de meurtrière dérangée, pour bien nous faire saisir à quel point sa personnalité va se faire déchirer. On croirait lire le basculement d'une démocratie vers le fascisme, mais à l'échelle de la psyché d'une bonne personne. Il a d'ailleurs l'art de la formule et de la métaphore, toujours une bonne chose quand la narration est omniprésente sans être lourde. C'est un excellent dialoguiste, toujours la belle réplique pour rendre vivants ses personnages et nous les faire aimer. Il n'oublie pas de glisser un peu d'humour bienvenu, et même une référence claire à sa série de BDSM (le coquin). En outre il a eu la bonne idée d'intégrer Harvey Dent. Il confronte ainsi deux visions viciées sur la question des criminels à sauver ou éliminer, offrant un fil rouge et un climax qui se justifient parfaitement. Il est d'ailleurs très actuel d'entendre, dans un récit publié en VO l'an dernier, des policiers clamer qu'ils ne peuvent pas faire leur boulot si on ne les laisse pas tuer leurs adversaires.


Stjepan Šejić est un très bon dessinateur dont je perçois toutefois un peu plus les défauts à mesure que je le lis, le grand format de cette édition les soulignant davantage. Son encrage donne l'impression d'un travail préparatoire avec des traits volontairement imprécis, il faut s'y faire. Dans Sunstone ça ne m'avait pas gêné, sur de plus grandes pages cela se remarque davantage et cela peut perturber les amateurs de contours bien nets. Il faut aimer un côté rugueux, pour moi ça passe bien. Les couleurs ont cependant parfois tendance à déborder, certaines coupes de Double-Face ressemblent à un coup de blanco sans dégradé sur lequel on a (bien) crayonné des cheveux. Comme je le disais dans ma critique de Sunstone tome 6 les arrière-plans sont souvent peu détaillés voire flous. Šejić sait produire des décors grandioses quand il en ressent le besoin, par exemple quand Harleen se rend pour la première fois à l'asile d'Arkham, mais le reste du temps il semble que ça ne l'intéresse pas beaucoup. Et cela s'explique par la plus grande qualité du dessinateur qu'il choisit judicieusement de mettre en avant : ses personnages, qui sont diablement expressifs. Sa Harleen combattive et névrosée est attachante au possible tandis que ses micro-expressions sont régulièrement captées dans de petites cases-portraits sans dialogue qui viennent s'insérer ça et là. C'est souvent subtil et toujours évocateur. La mise en page explose par moment pour valoriser les moments importants de sa vie, on a quelques pleines pages ou double-pages de toute beauté. Un chapitre se termine par exemple sur une pièce où seule Harley est visible, le Joker étant hors-champ dans sa cellule séparée par une vitre. Harley a donc l'air d'être à l'abri, sauf que l'ombre du Joker rejoint la sienne, très proche et bien plus dominante. Et je suis impatient de lire le récit de Šejić sur Poison Ivy vu la pleine page débordante de classe qu'il lui offre.


Finalement ce qui frustre le plus avec cet album, c'est que ce n'est qu'un premier arc. Il se termine au bon moment, quand on est arrivé là où le personnage devait arriver, ce n'est pas une fin à la Le Hobbit 2 (haine intense), mais ce n'est pas autosuffisant. Pour reprendre ma métaphore, c'est comme si un film sur la montée du fascisme se terminait pile au moment de l'arrivée d'un nouvel Hitler au pouvoir : on a vu les mécanismes implacables qui ont mené à cette situation, mais il nous manque leurs conséquences immédiates et leur résolution. C'est normal puisque la suite est prévue, mais pas pour tout de suite. Stjepan Šejić a annoncé faire une pause indéterminée dans ses travaux pour DC pour des raisons de santé, il se limite pour le moment à ses webcomics où il n'a pas de date butoir pour le surmener. Il faudra donc prendre son mal en patience, et c'est sans considérations intéressées que je souhaite un bon rétablissement à mon auteur fétiche.

thetchaff
8
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le 20 juin 2020

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11 j'aime

thetchaff

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