Hawaï solitudes
6.9
Hawaï solitudes

Roman graphique de R. Kikuo Johnson (2021)

Originaire de Maui, l’une des îles d’Hawaï, l’Américain R. Kikuo Johnson – dessinateur au New Yorker – propose avec cet album un état des lieux à sa manière, c’est-à-dire très souvent allusif. En fait, il use de manière très personnelle de l’ellipse.


Charlène est une jeune femme qui travaille dans un hôpital, probablement comme infirmière. Ce travail ne doit pas trop lui convenir, car elle prépare le concours de médecine. Incidemment, on apprend page 32 (sur un total de 99) qu’elle a présenté sa démission. Une information qu’on pouvait deviner, car on observe Charlène très concentrée sur son ordinateur, un badge abandonné négligemment sur sa table qui s’encombre de plus en plus, laissant entendre qu’elle n’en bouge pas trop, mélangeant travail personnel et repas. Une lecture basique donne la bizarre impression que la démission de Charlène n’est qu’une information accessoire. Il faut dire qu’il se passe suffisamment d’événements dans sa vie pour que certains points soient considérés comme secondaires. Pour préciser ses conditions de vie, il faut savoir que Charlène n’a pas d’homme dans sa vie, mais qu’elle a un jeune fils, Brandon, et surtout qu’elle assume la charge de son père, retraité qui a de plus en plus tendance à vivre dans son monde intérieur, au ralenti.


Un titre explicite


Avec cet album au format italien (sur une base de deux bandes par planche, avec quelques dessins pleine planche voire sur une double page), le dessinateur montre l’isolement des individus dans une société représentative du monde actuel. Charlène est repliée sur sa préparation de concours, n’ayant que peu de temps à consacrer à son fils et à son père. Ce dernier disparaît dans l’indifférence générale (de l’extérieur, Brandon entend sa mère crier, mais il prend peur et s’enfuit, croyant que sa mère réagit aux saletés qu’il a laissées dans la maison en jouant avec son chat, Batman). Assez isolé lui aussi, Brandon n’est finalement à l’aise qu’avec Batman. C’est donc une catastrophe pour lui quand son chat disparaît et il aura une réaction tellement vive qu’elle le met en grand danger lorsqu’un hasard lui permet, plus tard, d’apercevoir Batman au loin.


Solitude et égoïsme


L’isolement des uns et des autres conduit à l’égoïsme qu’on trouve symbolisé dans l’attitude de Charlène, représentée de façon quasi systématique en train de pianoter sur le clavier de son ordinateur. Mais l’égoïsme de Charlène n’est qu’un écho de celui de sa collègue qui, non contente de la prendre comme son taxi, ne se gêne pas pour la mettre en retard par la même occasion. N’oublions pas la multitude des charges de Charlène : son travail puis sa préparation au concours, son fils Brandon – souvent livré à lui-même – et son père impotent dont elle s’occupe comme elle peut. Mais, est-ce que cela peut tout expliquer ou justifier ? Ainsi, Charlène n’a semble-t-il pas jugé nécessaire de prévenir son frère musicien de la mort de leur père. Robbie se trouvait à l’autre bout du monde. Mais quand il revient, il n’est visiblement pas encore au courant. D’ailleurs, Charlène avait complètement oublié qu’il devait venir ce jour-là. La narration laissant sous silence tout ce qui s’est passé au moment du décès du père, un mois auparavant, on dirait que l’arrivée de Robbie change enfin la donne. Après l’envoi de faire-part, il prononce un court éloge funèbre à sa façon avant la dispersion des cendres. Il semblerait que le paraître auprès de l’entourage soit sauf.


Une manière bien personnelle


Le dessinateur n’est donc jamais pressé de donner des informations qui clarifieraient les situations, il préfère laisser des indices nous laissant deviner. Il est possible aussi que cette méthode permette à ses yeux de rendre compte du manque de dialogue entre ses personnages, pour symboliser ce qu’il cherche à dénoncer : l’ambiance générale dans nos sociétés (voir le titre de l’album). En première lecture, Hawaï solitudes a donc de quoi déconcerter, car le dessinateur joue sur les informations qu’il donne, entre faits, indices, allusions et ellipses. Son style très soigné (un trait fin et élégant) se sent sur pas mal de détails, sans jamais aller jusqu’à la surcharge. Il faut donc une deuxième lecture, attentive aux détails (sans oublier les quelques explosions de couleurs), pour mieux saisir la subtilité de ses intentions. On voit notamment Brandon grandir dans un monde où on ne lui fournit que très peu de clés de compréhension. Son expérience sera probablement fondamentale. À ce titre, on imagine qu’il aura du mal à sortir de ce réflexe de repli sur soi. Par ailleurs, le dessinateur déplore la fin de l’exploitation de la canne à sucre sur l’île de Maui (au profit du tourisme), où il situe l’intrigue, mais il ne fait que le mentionner en quelques lignes après la dernière planche. Et la vie sur l’île n’est qu’une toile de fond de l’album (avec quelques souvenirs familiaux).


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 5 juil. 2022

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