Run Away From Portia
À intervalles réguliers, je parcours le shop de la Switch à la recherche d'un jeu-doudou, un Stardew-like avec un gameplay routinier, une DA mignonne et un sound design léché. Après de longs...
Par
le 13 mars 2021
4 j'aime
Her Tale of Shim Cheong est un webtoon yuri qui raconte l'histoire de Cheong, une mendiante orpheline de mère qui tente de subvenir aux besoins de son père aveugle. Elle se lie avec la toute jeune épouse d'un vieux ministre après l'avoir sauvée de la noyade. En la fréquentant et en servant dans son palais, elle apprend peu à peu les bonnes manières, mais la mariée fait l'objet de rumeurs qui l'accusent d'être à l'origine de la malédiction qui empêche tous les bateaux de naviguer sur le fleuve, et qui menace donc le commerce autour du village.
Le scénario s'inspire d'un conte traditionnel coréen qui célèbre la piété filiale : le père de Cheong a promis à un moine bouddhiste trois cents sacs de riz pour recouvrer la vue et Cheong, pour honorer cette promesse, se vend comme sacrifice humain pour apaiser le courroux du dieu de la rivière. Le webtoon subvertit de bout en bout ce récit pour le transformer en une franche dénonciation du patriarcat.
L'ensemble se présente sous forme de chapitres à défilement vertical dans un style assuré, dynamique et jeté mais jamais négligé, avec une mise en couleurs agréable. Quelques arrière-plans souffrent de photomontages ou d'effets de texture malheureux, mais ces quelques facilités ne ternissent pas l'efficacité des compositions et d'un découpage parfaitement rythmé. L'artiste livre sans faillir des drapés flatteurs, des décors somptueux, des festins appétissants et de magnifiques compositions florales qui sont aussi l'un des thèmes symboliques de l'histoire. Je n'ai rien trouvé sur cet·te artiste, ce qui me laisse penser qu'il ou elle n'est soit pas présent·e sur Internet en dehors des réseaux coréens ou que son nom est un pseudonyme réservé à cette seule production de yuri.
En fait de yuri, il ne faut pas s'attendre à ce que la romance occupe ici l'essentiel de la narration : on a plutôt affaire, pendant plusieurs dizaines de chapitres, à une fresque sociale sur la condition des femmes dans laquelle la relation entre les deux héroïnes n'est d'abord que gentiment ambiguë. Le propos, en revanche, est parfaitement clair. L'excès d'explicitation qu'il déploie parfois est compensé par la finesse psychologique des personnages et la grande actualité des problématiques soulevées.
Ce qui suit dévoile des éléments clés de l'intrigue, même si j'ai placé des filtres sur les spoilers les plus importants.
Cheong est présentée d'emblée comme une survivante : elle fera ce qu'il faut pour subsister, indépendamment de toute considération morale, quitte à voler la bourse d'un enfant, mentir à un moine qui lui porte secours ou trahir les personnes qui l'ont aidée. La mariée, dont on ne connaît jamais le nom (il est expliqué qu'une fille porte d'abord le nom de son père puis est désignée comme "femme de…", sans jamais posséder son propre nom, à l'exception de Cheong pour des raisons particulières), est construite en miroir. Sa façon de survivre est de se protéger en obéissant et en se faisant aimer, là où Cheong tire sa force de son indifférence au mépris des autres. En prenant la petite mendiante sous sa protection, la mariée lui inculque une partie de cette stratégie de survie sociale tandis que Cheong apprend à sa protectrice qu'il faut parfois accepter d'user de la force pour se préserver.
Le récit montre longuement comment tous les personnages féminins en sont arrivés à développer des stratégies de survie face aux hommes qui les contrôlent et abusent d'elles. Cheong supplée à la défaillance d'un père indigne qui l'a envoyée mendier à sa place dès sa petite enfance, la mariée obéit à un frère qui l'a vendue pour garantir son avenir professionnel et la menace physiquement au besoin, la belle-fille cherche à lui nuire pour conserver sa place dans une maison où elle subit de graves violences de la part de son mari, la devineresse n'en finit jamais de payer ses écarts de conduite, et toute l'histoire tourne autour d'une malédiction causée par
une tortue sacrée offerte au vieux ministre qui, ayant épousé une très jeune femme pour affirmer son pouvoir et sa virilité, a besoin de ses vertus aphrodisiaques pour obtenir une érection.
Il est frappant de constater que, si toutes les protagonistes sont des personnages moralement ambivalents — cette ambivalence se justifiant toujours comme une stratégie de survie —, aucun des personnages masculins de la série n'est épargné (si ce n'est l'enfant de la devineresse). Tous contribuent plus ou moins activement à l'oppression des héroïnes et aucun ne se constitue en allié. La dure leçon qui se répète d'épisode en épisode est la suivante : les injonctions sociales à la bienséance et aux vertus féminines (piété filiale et maritale, virginité) ne sont destinées qu'à asservir les femmes et quelle que soit la docilité avec laquelle elles s'exécutent, loin d'en être rétribuées, elles seront tenues pour responsables de leurs maux et de ceux des hommes. Cette loi implacablement mise en œuvre chapitre après chapitre est explicitée lors de la violente confrontation entre
la mariée et le fils de la précédente épouse. Alors qu'elle a tout perdu pour rester honorable et sauver le prestige familial, obéi sans faillir et consenti sacrifice après sacrifice, le fils de la famille tente de l'étrangler pour s'accaparer l'héritage du ministre décédé. Quand elle lui demande pourquoi il lui fait subir cela malgré son comportement irréprochable, il lui répond : "Parce que tu crois vraiment que ça change quelque chose ?"
De même, Cheong est rabaissée et méprisée pour son apparence négligée dans les premiers chapitres ; cependant, lorsque sa transformation en jeune fille humble mais soignée lui permet de trouver du travail, elle est accusée de vouloir séduire les hommes et
d'être responsable de son agression sexuelle.
Montées les unes contre les autres, les femmes de la maison cherchent toutes à assurer leur propre sécurité en gagnant la faveur du patriarcat, mais c'est une quête impossible. Ce n'est qu'en s'alliant et en faisant preuve de sororité qu'elles parviennent
à échapper à la société patriarcale qui les étouffe et à changer leur destin, comme le montre la dernière prédiction de la devineresse.
La transposition de ce conte dans le genre yuri est donc une puissante revendication politique et ce n'est pas un hasard si
les quatre personnages féminins importants trouvent leur salut dans une relation heureuse avec une autre femme,
ni si
la résolution de l'arc narratif de la malédiction implique un gender twist : le dieu de la rivière était en fait une déesse.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.
Créée
le 21 oct. 2020
Critique lue 337 fois
1 j'aime
Du même critique
À intervalles réguliers, je parcours le shop de la Switch à la recherche d'un jeu-doudou, un Stardew-like avec un gameplay routinier, une DA mignonne et un sound design léché. Après de longs...
Par
le 13 mars 2021
4 j'aime
Japan Sinks 2020 est un anime apocalyptique en une saison de 10 épisodes adapté du roman La Submersion du Japon de Sakyo Komatsu (1973). L'histoire suit la famille Mutoh qui cherche à échapper au...
Par
le 14 juil. 2020
2 j'aime
1
Je cherchais de vieux classiques sur Netflix et je suis tombée sur celui-ci que j'ai lancé sans grande conviction. Assez rapidement, la tête à claques du jeune premier et la transformation de...
Par
le 6 avr. 2023
1 j'aime