Le jeu du fantôme et du garçon : le goban de la mort

1999.

Le magazine japonais Weekly Shonen Jump vient de connaître une période faste avec des titres désormais cultes (Dragon Ball, Jojo's Bizarre Adventure, Yuyu Hakusho, Slam Dunk) qui ont donné un nouveau souffle aux codes narratives de ce magazine de prépublication.

Entre pouvoirs fantasques, tension à son paroxysme, force de l'amitié et dépassement de soi, les codes du Nekketsu sont désormais bien installés et deviendront bientôt les codes des titres à succès de demain, avec l'arrivée de nouveaux venus (One Piece, Naruto, Bleach).

Mais entre la fin d'une ère et le début d'une nouvelle, Hikaru no Go s'insèrera comme un titre assez détonant avec une approche différente de ce à quoi on pouvait s'attendre à cette époque là.


Go and Go

Hikaru no Go est le fruit d'une collaboration entre un dessinateur qu'on ne présente plus, le célèbre Takeshi Obata (qui sera plus tard reconnu pour les succès de Death Note ou Bakuman) et une scénariste dont Hikaru no Go figure être sa seule et unique oeuvre, Yumi Hotta.

Une autrice donc, qui sera secondée par son mari Kiyonari Hotta, (mangaka connu exclusivement au Japon pour ses mangas équestres) mais également par une joueuse professionelle de Go, Yukari Umezawa, en tant que conseillère technique.

Si le titre a donc été écrit et dessiné à quatre mains, il aura fallu la collaboration de deux autres professionnels pour aboutir au Hikaru no Go tel qu'il existe aujourd'hui.


Un jour, le jeune Hikaru découvre dans le grenier de son grand-père un goban. En le touchant, l'esprit d'un professeur de go de l'ère Heian du nom de Saï se retrouve piégé dans l'esprit du jeune garçon.

Coincé avec un esprit passionné par ce jeu depuis plus de 1 000 ans, Hikaru va accepter d'y jouer, au début sans grand intérêt, jusqu'à ce que sa route croise celle d'Akira, jeune prodige de son âge...


The Double

C'est cette rencontre en deux êtres en tout point opposés, que ce soit par le temps (Hikaru et Saï) ou parle talent (Hikaru et Akira) qui marquera le début de cette œuvre.


Hikaru incarne cette jeune génération, insouciante et caractérielle, beaucoup plus intéressée par son époque que par son passé. Dès le départ, Hikaru est agacé d'avoir un esprit en lui, et ne commencera à y trouver un intérêt que dès que Saï l'aidera dans ses devoirs.

Akira, quant à lui, incarne au contraire, une génération consciente de son passé et de l'importance des valeurs transmises, lui permettant d'être considéré comme un véritable prodige à son jeune âge. Il adopte une coupe de cheveux très traditionnelle (en opposition à celle d'Hikaru, très hirsute) et son entourage n'est constitué que de vieillards.


L'affrontement entre ces deux personnages va créer un véritable pont entre passé et futur, entre nouveau et ancien : en battant Akira, Hikaru ne comprend pas l'attachement qu'éprouve le jeune prodige pour une défaite face à un jeu, là où Akira ne parviendra pas à comprendre comment un jeune garçon n'ayant jamais joué et prenant le go pour une distraction, puisse l'avoir battu.


Cette première confrontation va éveiller chez les deux protagonistes une même volonté : celle d'exister, de s'affirmer.

Hikaru va voir naître en lui, une volonté d'exister, non plus à travers le génie de ce vieux fantôme, mais à travers son propre jeu. Akira, quant à lui, va vouloir faire accepter qui il est dans le monde de professionnels, un monde "ancien" et traditionnel.


On suivra alors leur destin qui s'entre-mêleront plus d'une fois, avec un cherchant à s'extirper du passé qui l'efface quand l'autre cherchera plutôt à rejoindre ces figures du passé pour exister.


Echec et mat

L'une des grandes forces de l'œuvre est incontestablement son dessin et sa mise en scène.

Takeshi Obata n'étant pas encore cet artiste capable d'insuffler du fantastique dans le réel, il va, dans les premiers tomes mettre son trait au service de la narration, en laissant justement l'intrigue prendre le pas sur son dessin.

Le manga prenant le parti pris de ne pas être didactique, comme pourraient l'être d'autres mangas de sport, Obata va faire le choix d'illustrer les intentions de jeu de manière métaphorique pour leur donner un aspect plus spectaculaire.

Si le côté symbolisme reste magnifiquement illustré, cela laisse tout de même le lecteur à l'écart de ces confrontations, restant alors simple spectateur comme l'est le jeune Hikaru, totalement novice dans ce jeu.


Mais au fur et à mesure que l'intérêt d'Hikaru pour le go grandit, Obata fera évoluer son style avec lui : l'attention est de plus en plus focalisée sur les mouvements frénétiques des personnages qui s'échangent des coups (en posant des pierres) et sur le goban en lui-même.

L'alternance entre les visages déterminés des personnages et ces échanges devient alors incroyablement dynamique, impliquant cette fois-ci pleinement le lecteur dans ces parties effrénées. Cette implication fera d'ailleurs naître une certaine tension lors des affrontements, atteignant un point culminant lors des duels entre Toya Meijin et Saï.


Dans la dernière partie de l'œuvre, la narration comme le dessin accompagneront moins les lecteurs (le récit trouvant une première conclusion après l'acceptation de la disparition de Saï) et son style devient alors de plus en plus fin et détaillé comme pour nous montrer le gain en maturité des personnages.


Le dieu de la mort...ou de l'imagination ?

Il est difficile de parler de cette série, sans parler de son point de départ qui accompagnera le protagoniste jusqu'à la (première) fin de la série : Saï Fujiwara.

Même si il peut sembler un peu facile de donner au personnage cet atout fantastique imbattable, Yumi Hotta ne s'en servira pas trop si ce n'est au début de la série, comme pour justifier l'intérêt naissant de Hikaru, qui le poussera peu à peu à se passionner pour le go.

Contrairement au futur succès de Takeshi Obata (Death Note) où une grande partie de l'intrigue reposera sur la dimension fantastique de l'œuvre, notamment en la conscientisant pour les différents personnages, ici le personnage de Saï n'existe que dans l'esprit de Hikaru.

Et même si, tout un arc parlera justement de l'existence de Saï, ça sera uniquement à travers internet et l'anonymat que suggère Internet (enfin, surtout à l'époque).


A l'issue de la lecture de cette série, on est en droit de se demander :

le personnage de Saï a t-il réellement existé (dans le manga hein) ?

N'est-il pas juste le fruit de l'imagination du jeune homme, qui face à la découverte d'un goban dont il ignorait tout, aurait imaginé ce fantôme comme pour justifier son intérêt pour ce jeu qu'il pouvait considérer comme vieillot ?


Bien évidemment, ce fantôme très doué expliquant le jeu à un non initié (et aux lecteurs) permet de faire avancer l'intrigue facilement. Mais aucun enjeu ne naîtra autour de cette dimension fantastique (existe t-il d'autres fantômes comme lui par exemple) et on s'y attardera jamais.

Le personnage de Saï disparaît d'ailleurs peu de temps après la réussite de l'examen de professionnel de Hikaru. Comme si cet enfant qui ne se pensait pas capable d'être un joueur de go, perdait cet ami qu'il s'était construit. Et Hikaru le dit lui-même par la suite : Saï est là, dans son jeu.

Encore une fois, comme si il n'avait été là que pour justifier son envie de go (et accompagner le lecteur, soyons honnête).


Vers le coup divin et au-delà

Au final, Hikaru no Go se révèle être une œuvre riche en constante évolution sur ses 23 tomes.

Même si le titre épouse les codes les plus classiques du genre, initiés par ses aînés (la rivalité, les championnats, le don fantastique...), le titre parvient à se démarquer des autres en prenant comme sujet ce simple jeu de go. En laissant de côté très rapidement la dimension fantastique de l'œuvre, Yumi Hotta cherchera à laisser une porte ouverte bien plus métaphorique sur l'initiation et l'apprentissage.

Le trait de dessin restera tout du long au service de son protagoniste (et de son lecteur) pour dans un premier temps, accompagner les enjeux des parties avant de simplement suggérer l'intensité des matchs dans un trait gagnant en finesse et précision, comme pour souligner la maturité prise par son héros.

Enfin, en laissant de côté l'aspect didactique de ce genre de récit, le titre prend plutôt le parti de jouer sur cette duplicité entre passé et futur, et sur cette dimension de transmission, inhérente à ce jeu qui a survécu à travers le temps. Un peu comme si le titre voulait à travers un art moderne qui plaira au plus grand nombre (le manga) nous inviter à découvrir l'histoire qu'on aurait sans doute laissé au grenier (le go).

Musashi
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Créée

le 20 avr. 2023

Critique lue 14 fois

Musashi

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