Il est des auteurs dont on se méprend sur leurs intentions. Un peu à la manière d'un criminel présumé, retrouvé l'arme à la main au-dessus d'une victime sanglante. Les choses ne sont pas ce qu'elles apparaissent être. Pas toujours. Homunculus, par ailleurs, se voudra la plus splendide illustration de ce truisme précédemment asséné.
On retrouvera toujours ces pisse-froids (dont je suis le plus souvent) à vomir la violence pour ses excès. Des excès dont Hideo Yamamoto est coutumier. Des excès contrôlés toutefois, de ce même genre de contrôle qui permet de distinguer l'énergie atomique et ses bienfaits d'une promenade estivale à Hiroshima. Quand Yamamoto donne forme à la violence, il ne la sublime pas, il ne l'aborde pas avec des tons immatures, il en fait quelque chose à part. Et c'est donc mal comprendre Hideo Yamamoto - au regard de son œuvre phare qu'est Ichi the Killer - que de s'imaginer de sa part qu'il soit un auteur ayant à cœur la violence quand son leitmotiv créatif se situe des strates au-delà encore de ce que l'on aperçoit.
Il n'y a pas à intellectualiser ses œuvres, il n'y a qu'à les lire. Tout y est écrit mieux encore que cela a été dessiné. Et alors on comprend. On comprend sans trop savoir si l'on doit s'estimer heureux d'avoir eu accès à une connaissance aussi dérangeante.
Hideo Yamamoto a une relation à ses personnages plutôt fascinante. Il met en avant, comme personnages principaux, des spécimens socialement insérés en voie de marginalisation, sinon complète, au moins partielle. Ichi, du temps de Ichi the Killer, était fils de bonne famille ; famille très influente qui plus est. Cela ne l'aura pas empêché d'être ce qu'il était. On parle alors de personnages issus d'une synthèse ; d'un entre-deux malsain et antithétique d'où il ne peut ressortir que des abominations malheureuses. Malheureuses car elles n'ont pas conscience l'être ce qu'elles sont, persuadés qu'ils sont d'avoir encore un pied dans un monde normal qui leur a depuis longtemps échappé. Dont ils se sont échappés.
Il y a une profondeur dans l'écriture de ses personnages. Une profondeur aussi sépulcrale qu'un charnier où on y entreposerait toute une humanité dysfonctionnelle. Pas une de ces profondeurs qu'on proclame pour chercher à dire de quelque chose qui est sans relief qu'on trouvera au moins quelque chose sous sa platitude. Il est question d'une profondeur stricte, presque littérale tant elle s'accomplit sur le papier. Une profondeur qui, à force qu'on s'y enfonce, nous emmène aux confins des enfers le temps d'une ballade belle et sordide à la fois.
Nombre d'auteurs cherchent une vie durant à créer des sociopathes crédibles. Ils en font toujours trop. Un sociopathe, ça n'est pas quelqu'un de maléfique. C'est même sympathique selon l'angle d'approche, comme un animal. L'animal, comme le sociopathe, sont des illustres exemples d'amoralité. Et c'est ça, Hideo Yamamoto. Un virtuose non pas de l'immoralité mais de l'amoralité. Perdu dans ses pages, on oublie tout sens commun. Le bien et le mal se font plus diffus, puis absents. On est laissés là, avec des personnages dont on ne saurait dire s'ils sont délectables ou débectants, le fait est qu'on ne peut s'empêcher de les suivre.
Ils ont à dire, ils ont à faire, on est pendu à leurs lèvres comme à celles du portier de l'enfer. Il est avenant ce portier, il nous sourit, il nous donne presque autant envie de découvrir l'Enfer que nous craignons de nous y retrouver. Mais ce portier qu'on croit posté à l'entrée, il se trouve à l'envers du passage. Dans l'Enfer, nous y sommes déjà et nous mitonnons à feu doux en compagnie de Nakoshi. Cela prendra du temps, mais nous saurons tout de ses péchés et de la justesse des tourments qui l'accablent. Nulle question de le juger car déjà le premier chapitre achevé, nous ne savons plus distinguer le bien du mal. Hideo Yamamoto nous perd très tôt dans son imaginaire et celui-ci, je vous prie de le croire, n'est pas rose bonbon bien qu'étrangement, il ait le goût du sucre.
Avec Homunculus, le lecteur retrouvera un travail très documenté sur la trépanation. Voilà qui ferait un formidable slogan pour encourager la jeunesse à lire le manga. Remarquablement bien expliqué et mis en scène qui plus est. Mais entre vous et moi, nous savons très bien qu'il existe deux catégories humaines susceptibles de s'intéresser spontanément à la trépanation et, la dernière fois qu'il m'ait été donné de vérifier, Hideo Yamamoto n'avait engagé aucune étude de médecine.
Ses personnalités sociopathiques, s'il les brosse aussi bien, c'est encore parce qu'il doit avoir un modèle à portée de plume. Une plume, alors, qui se trempe dans son reflet.
Les personnages d'Homunculus sont pitoyables en ce sens où ils sont pathétiques, c'est-à-dire touchants par leur simplicité apparente ; une simplicité qui confine souvent à la bassesse de leur âme. Il est en effet question de caractères dont la crédibilité de la veulerie y étant associée paraissent taillées à même le diamant. Ils sont si réels et surréels à la fois que c'en est douloureux. On voit une partie de nous-même en eux, et on ne sait s'il s'agit de la partie humaine ou inhumaine. Le don de Nakoshi, le temps d'une lecture de onze volumes, nous est transmis. On mesure vite que du don à la malédiction, comme du médicament au poison, tout n'est finalement qu'une affaire de dosage.
Le lecteur ici s'éprouve à un sens du fantastique qu'il viendrait à prendre pour du paranormal. C'est la qualité de scénographie qui s'opère alors. Le fantasque y est réel parce que le réel a quelque chose qui, si on gratte bien la surface, révèle le registre merveilleux tapis en dessous. Et ce registre-ci, quand on gratte encore dessous, on trouve la vision d'un auteur qui façonne une idée du réel à bout de pinceau. Or, quand cette idée se concrétise un peu plus à chaque page, on la vit, on en oublie que tout cela n'est qu'une fiction.
De la profondeur dans l'écriture de ses personnages, il en faut quand le manga vire à une analyse poussée et avisée de la psyché humaine au cas par cas. Les explications analytiques de Manabu Ito sont à ce titre pertinentes et recherchées. Le domaine de la recherche en matière de psychologie, entre les mains d'Hideo Yamamoto, ne se sera pas arrêté au quatrième de couverture d'un recueil crypto-feudien. Cette mauvaise soupe que sont ces explications de collégiennes pour vous expliquer le sens de la vie en trois bulles, vous ne la retrouverez pas ici. Ce qu'on vous sert avec Homunculus est un met de choix que vous vous plairez à décortiquer pour en aspirer la substantifique moelle. Gare alors à ne pas vous étrangler avec.
Rarement un auteur aura déniché un concept aussi bien cadré que celui des Homunculi dans son œuvre. Cela a été pensé et peaufiné plutôt que d'être lancé et exploité au tout venant comme cela ne se fait que trop. C'est une œuvre qui part complète, il n'y a pas de place pour l'improvisation. Quand il lance ce qu'il a à lancer, Yamamoto s'est déjà désigné une cible ainsi que la trajectoire pour l'atteindre. Il savait ce qu'il faisait à chaque page qu'il aura rédigé. Sa maîtrise, sa maestria, tout ça se ressent et ne s'apprécie de ce fait que d'autant mieux.
Se dire que Hideo Yamamoto, finalement, écrit encore mieux qu'il dessine a de quoi donner le vertige. S'il n'a pas un style reconnu parmi ses pairs comme étant le plus étincelant - car il ne cherche pas à impressionner - les illustrations d'une réalité déformée par une psychose aussi psychique qu'artistique, ici, ne manquent pas de rappeler les magnifiques dessins de Ultra Heaven. Ce trait qui fut le sien pour Homunculus, c'est celui d'un psychédélisme sous contrôle, d'une approche froide et analytique du fantasque, si glaciale d'ailleurs qu'elle vous hérissera l'échine.
Les confrontations avec les Homunculus sont des jeux d'esprits à leur manière, à peu de choses près qu'on joue avec l'esprit même, celui de l'adversaire et non pas pour le vaincre, mais le soigner d'un mal protéiforme. Des batailles symboliques et intenses qui ne se remportent qu'à condition d'analyser et de profiter du point faible. Brutaliser ce point faible pour le soigner, à la manière d'un exorcisme qui n'est plus l'affaire de la mystique mais des méninges. De méninges torturés. L'ouvrage est perturbant au point où l'on comprend sur le tard que l'on a assisté à un viol curatif. Pas allégorique celui-ci. C'est malsain, c'est tordu mais putain ce que c'est pertinent ainsi présenté.
L'atroce a une nature banale et même acceptable quand Yamamoto s'en fait le chroniqueur. Yamamoto sait faire ressortir l'horrifique et le vicié dans ce qui apparaît comme commun. Il y a maintenant une mauvaise intention derrière chaque battement de paupière et derrière chaque sourire, il y a pire encore.
Homunculus, c'est un traité sournois et pertinent qui se rapporte à l'identité, à la prise de connaissance de cette dernière qui, souvent, même après des années, nous apparaît comme une découverte. Voilà une œuvre, quand on referme le dernier volume, alors, nous dit que l'on a enfin lu quelque chose. Qu'enfin, une véritable contenance nous a effleuré la rétine.
Tout y est très graphique, très interprétatif mais autrement plus suggestif en parallèle, peut-être trop. C'est à chacun de juger. Moi qui n'ai habituellement qu'assez peu de patience pour les mijaurées qui, la bouche en cul de poule, fustigent l'infect en le trouvant trop vite nauséeux, je pardonnerai toutefois à ceux qui détourneront le regard par instants. Bien que je me doive d'avouer, avec cette bonhomie méphitique qui est la mienne, que je n'ai pas boudé mon plaisir à un seul instant durant ma lecture.
Les réflexions sont autrement plus profondes que durant ma lecture de Planètes. Ça, c'est penser. Hideo Yamamoto est un homme qui dissimule un traité de philosophie derrière chaque giclée de sang - entre autres fluides - qui virevolte. Une œuvre phosphorée qui, bien qu'au-dessus de tout malgré elle, n'a finalement aucune prétention que de rapporter le ressenti d'un auteur. Et il en faut de la sensibilité pour débarder ce qui nous a été jeté sous nos yeux trop ébahis et choqués pour seulement oser regarder ailleurs.
Hideo Yamamoto est lui, un réel auteur révolutionnaire. Plus que ne peuvent l'être des pisseux geignards au nez qui coule devant les symptômes sociétaux. Lui comprend ce qui cloche en amont. Sa connaissance du système monétaire est éloquente. Il aura dit tellement en si peu de temps, et pas une virgule n'était de trop.
Le degré d'introspection dans la psyché de Nakoshi est abyssal. Y aller sans se préparer, c'est s'assurer la noyade au milieu des monstres des profondeurs de l'infamie. Rarement sinon jamais un personnage aura été écrit aussi en détail. Assez pour que cela en devienne effrayant. Parce que si Nakoshi existe aussi bien sur le papier, on en viendrait à deviner qu'il est tout aussi vraisemblable qu'il puisse exister autour de nous. Peut-être plus proche encore que nous le pensons.
En l'état, c'est la meilleure œuvre allégorique qui puisse exister. Elle ne cherche pas à être intellectuelle et se contente plutôt d'être intelligente. La nuance et de taille et le résultat s'en fait sentir. Il n'y a pas d'effet de manche. Non, décidément, malgré tous les reproches que les âmes trop pures en ce monde pourraient adresser à Hideo Yamamoto, lui faire le procès de l'outrance ne pourrait aboutir qu'à un non-lieu. Il fait beaucoup, il fait énormément, ça n'est pas toujours facile à avaler, mais ça n'est jamais gratuit ou tapageur. Tout cela a un sens, une finalité. Et se dire que l'hideur peut avoir un objectif, qu'elle ne serait pas qu'une malheureuse tâche sur l'âme juste bonne à frotter pour qu'elle s'étale, rien que cela a un potentiel dérangeant insondable. Et pourtant, on s'essaye à le sonder, quitte à se perdre dans l'exercice.
Le tome 8 nous plonge en totale immersion dans le monde des Homunculi, très anxiogène et banal. Avec toujours ces concepts graphiques innovants et très à propos quant à ce qu'ils signifient. C'est agréable de lire un contenu dont on sait qu'il a été écrit par un individu plus intelligent que soi, plus encore quand celui-ci ne cherche pas à vous impressionner, simplement à rapporter ce qui est.
Au milieu de toutes les frasques homunculi, la transformation de Ito est un passage des plus délicieux. On sombre dans le burlesque de l'esprit et de son interprétation sans que cela n'en soit risible malgré le ridicule ostensible de la situation. C'est parce qu'on comprend ici de quoi il en retourne que l'on en rit pas, nonobstant ce que l'on peut penser de cette thérapie d'un nouveau genre. J'en au appris plus sur l'humanité - et sur ses travers - en lisant Yamamoto qu'en m'infligeant Diderot et autres moralistes bègues.
Avec Hideo Yamamoto, une bête discussion autour d'une table à un restaurant tourne presque à l'anatomie de psyché. Plus on détricote la pelote de Nakoshi et plus ce qui se déroule est sinistre. On ne déroule pas le fil de son personnage trop rapidement cependant. Le récit sait y faire pour ne nous faire parvenir que des bribes de Nakoshi afin de nous donner envie d'en savoir toujours plus tout en redoutant toutefois que l'on s'apprête à découvrir.
L'obsession de la trépanation rompt finalement avec les séances «psychothérapie» homunculiennes. Graphique là encore. Rarement le gore me faire grincer des dents mais.... mais c'est de Hideo Yamamoto dont je vous parle. Un homme qui ne s'adonne pas au gore perturbant pour la finalité du gore, mais parce qu'il est tout simplement le maître du genre.
On pourra peut-être déplorer l'absolue coïncidence qui voudra que Nakoshi rencontrera Nanako au moment qui se voulait le plus idoine pour l'intrigue bien que les deux ne s'étaient pas croisés depuis près de deux décennies. Je comprends qu'il fut préférable pour Yamamoto de forcer le destin plutôt que de se risquer à un hors-sujet perdu à la traquer. Le pis-aller n'a rien ici de scandaleux, néanmoins, la coïncidence demeure. Afin de ne pas halter le récit, il aura fallu prendre un raccourci douteux.
Nanako apparaît presque comme un boss final, la dernière ficelle à tirer pour délier totalement la pelote de méninges faisandés qu'est Nakoshi. Plus tout se démêle et mieux le désespoir s'installe. Plus il guérit les Homunculi et plus Nakoshi prend la mesure de ce qui le tue de l'intérieur. Chaque "soin" est un exorcisme à l'issu duquel un démon retourne lui dévorer l'âme.
Je n'avais qu'une crainte sur la fin de ma lecture, que Ito ait eu raison, que les Homunculi n'aient été autre que le fruit de l'imagination de Nakoshi. Tout était alors le fruit de son inconscient, ce qui, alors, ne rendait l'histoire que plus brillante encore qu'elle ne l'était. Mais ce n'était pas une hallucination, la scène du deuxième Yakuza lorsque Nakoshi est avec Nanako scelle l'affaire.
Ça aurait pu bien se terminer si Nakoshi avait choisi de mentir plus longtemps. Voilà une morale comme je les aime où un moindre vice supplante une fausse vertu.
Et Hideo Yamamoto, alors, sera devenu l'heureux démiurge d'un deuxième chef-d'œuvre du monde de la fiction. Sans forcer - apparemment - sans sourciller. Rien qu'au talent et avec un culot dont il n'a probablement pas conscience.
Une hirondelle ne fait pas le printemps, pas plus que deux. Mais on a le sentiment, quand on constate le génie à l'état pur d'un pareil auteur, que ce dernier ne pourra jamais aboutir qu'à des créations d'excellence. Peut-être n'aimerez-vous pas, mais, avec un semblant d'honnêteté intellectuelle, vous ne pourrez alors qu'admettre que la grandeur transparaît d'Homunculus. Le récit était trop bien cadré pour avoir des défauts. Tout a été excogité très en amont pour nous tomber dessus comme une bénédiction bourrée d'encre et de papier. C'est donc à ça que ressemble une œuvre qui a été accomplie par impératif créatif plutôt qu'alimentaire. Rien à dire, ça dépayse et des voyages pareils, on les entreprendrait volontiers chaque jour. À supposer que les nerfs puissent les tolérer. Car on ne ressort pas indemne d'Homonculus. On aura beau y faire, mais dans tout le concentré de vice dans lequel on aura plongé les yeux, on sera forcément tombé sur certains qui nous incombaient.