C'est un monument. Voilà les premiers mots qui me viennent à l'esprit quand je pense à ce manga. Hunter X Hunter entre dans ma très personnelle liste de chefs-d'œuvre que j'aime qualifier de "délicieusement déprimants". Détrompez-vous, cette épithète ne qualifie en rien la qualité toute subjective du manga, mais plutôt son impact sur nos vies. Il suffit d'une petite semaine de lecture intense pour se rendre compte de la différence de niveau entre un génie de l'acabit de Togashi et le simple lecteur qui dévore ses pages avec attention. Je me suis imaginé, comme d'autres l'ont certainement fait avant moi, en tête pensante d'un univers vivant, foisonnant, original, faiseur de rêve... Mais une trentaine de tomes ont subliment ébranlé toutes mes prétentions.
Derrière une perle d'inventivité se cache un synopsis des plus classiques : Gon Freecss est une jeune garçon qui part à la poursuite de son père, et cherche pour cela à devenir un Hunter de son envergure. Au cours de son périple, il se constitue un petit groupe d'amis fidèles dont Kirua, issu d'une famille d'assassins, Kurapika, qui cherche à venger son clan décimé, et Leolio, dont le souhait est de devenir médecin pour échapper à la misère. Bon, jusque là, une entrée en scène somme toute banale, qui sait cependant mettre en exergue un propos d'une maturité rarement égalé dans le genre.
Oubliez toutes les tares usuelles des shônens classiques, exit le pouvoir de l'amitié et autre niaiserie, entrez dans un monde où seules stratégie, réflexion, inventivité et originalité vous permettront d'atteindre vos objectifs. La simplicité des bases du manga contraste parfaitement avec la réalité. Les protagonistes évoluent dans un monde fidèle au nôtre dans son fonctionnement, qui peut offrir merveille et enchantement aussi bien que cruauté et désespoir. Cet univers mettra à l’épreuve les protagonistes, qui seront repoussés dans leurs retranchements physique et moral, pour le plus grand plaisir du lecteur. Par ailleurs, l'ambiguïté des personnages reflète parfaitement le ton du manga. À l'image du monde qu'ils côtoient, nos héros sont tout sauf unilatéraux : ils se rapprochent énormément de la complexité humaine et n'incarnent en rien "un type" ou un certain trait de personnalité comme dans tant d'autres mangas. Joie, rire, colère, désespoir ne s'excluent plus mais se combinent, s'unifiant dans une réalité alambiquée. Vous l'aurez compris, Togashi transcende un genre sur-codifié pour dépeindre un monde incroyable de réalisme.
Néanmoins, cet univers concret regorge d'originalité. Ne détournez pas votre attention, au risque de vous perdre dans d'habiles manœuvres géopolitiques ! Dès la moindre faiblesse, le lecteur se retrouve engagé un combat de balle au prisonnier palpitant, en passant par une bataille de "Pierre, Feuille, Ciseau", le tout suivi par un duel impliquant la fonte d'une bougie (non, vous ne rêvez pas), sans n'y rien comprendre ! Il ne faudra pas taper fort, mais efficacement dans des épreuves originales, pleines de règles atypiques propres à l'univers de Togashi.
Enfin, ce qui fait, d'après moi, la plus grande force du manga, est la réflexion qu'il amène chez le lecteur. N'imaginez pas le lire en coup de vent, entre deux émissions abrutissantes et autres tribulations qui constellent nos vies. Ce n'est pas une des ces créations qui ne servent qu'à combler l'heure de trou qui contrariait votre après-midi pluvieuse, non. C'est la tête pleine de questions que vous conclurez certains tomes. Pour illustrer cela, permettez moi de vous introduire une relation singulière qui s'inscrit dans l'arc le plus"philosophique" du manga. (Passez la zone "spoil" si vous comptez le lire !)
La relation Meruem / Komugi est certainement l'une des plus abouties de l'histoire des mangas. Meruem est le roi des fourmis-chimères. Il est l'aboutissement de millions d'années d'évolution durant lesquelles son espèce s'est consacrée à un seul but : donner naissance au plus puissant des Rois, afin que ce dernier gouverne le monde. Togashi met tout son arsenal de ressorts narratifs en action pour montrer l'étendue de l'horreur du personnage : ce dernier tue sa mère à sa naissance, puis deux de ses sujets, l'un pour avoir voulu secourir la Reine, l'autre pour avoir proposé son aide au roi sans qu'il ne lui ait rien demandé. Probablement affamé par ce matricide, Meruem entreprend de chercher une nourriture digne de sa grandeur, et part donc chasser avec sa garde royale. Il tombe sur un couple de fermiers et leur petite fille, qu'il tue impitoyablement. Il tente de les déguster, puis les recrache aussitôt, déçu par la piètre qualité de cette pitance. Alors qu'il s'ennuyait avant le jour de la sélection (qui consiste en un tri des humains, qui permettra de savoir qui servira de soldat, et qui de nourriture), il décida de tuer le temps, et de battre chaque champion des jeux de réflexion existant. Échec, Go, il humiliait puis massacrait tous les premiers mondiaux, fort de sa prodigieuse intelligence... Et ainsi fut introduite Komugi, championne d'un jeu fictif : le Gungi. Il est intéressant de remarquer la dichotomie prononcée entre les personnages : l'un est le chaînon ultime de l'évolution, l'autre une jeune fille aveugle. L'un est le roi de toutes les espèces, l'autre une infirme issue d'une famille pauvre de 12 enfants du Gorutô Est (une parodie de la Corée du Nord). Cependant, il y a un domaine dans lequel cette jeune fille est imbattable, ce jeu de réflexion tridimensionnel inspiré du Go. Chacune de leurs confrontations est brillante, à la cruauté et la supériorité de l'un s'oppose l’infériorité et la tendresse de l'autre, et le lecteur reste crispé et anticipe la réction d'un Roi multipotent qui ne parvient pas à défaire "une si faible créature". Néanmoins, ce dernier ne ressent aucune frustration dans ses innombrables défaites, et s'intéresse de plus en plus à cet être si simple mais imbattable. L'évolution du personnage est spectaculaire, il gagne en tendresse et en compassion à chacune de leurs confrontations, si bien que la dichotomie initiale parait de plus en plus ténue, et tend à disparaître. C'est un amour, sublimement implicite, qui se crée entre les deux êtres, qui finissent par mourir, empoisonnés par la Rose Miniature (une formidable critique de l'arme atomique), la main dans la main, autour d'une partie de ce jeu qui les avait tant rapprochés. Le rapport de force s'inverse et Meruem meurt peu de temps avant Komugi, protégé au chevet de cette humaine qu'il idolâtre.
Je ne vous ferai l'affront d'expliquer tous les aspects philosophiques de leur relation, qui illustrent parfaitement les thématiques abordées dans l'arc, sur la nature humaine, la morale, les rapports de force, la bonté, l'injustice naturelle...
J’espère vous avoir convaincus, Hunter X Hunter est l'une des ces œuvres qui ne laissent pas indifférent, tant elle sait être sublime et riche en enseignements. D'après moi, ce n'est pas le réalisme du monde, ce n'est pas la complexité des personnages, ce n'est pas l'originalité de la trame narrative ni la beauté de l'histoire qui font la plus grande force du manga, mais c'est bel et bien une qualité commune aux monuments : l'infini potentiel de double lecture.