Parmi les œuvres de fiction alambiquées que sont les comics, il est tout à fait exceptionnel de tomber sur celle dont l'auteur sait de quoi il parle. Plus exactement, dont l'auteur a expérimenté son sujet, au point de pouvoir en extirper la moelle et en restituer la substance brute.
Facile à dire, me direz-vous à juste titre, quand l'immense majorité des histoires couchées sur papier glacé s'intéresse aux aventures de justiciers en collant ou d'univers alternatifs bien éloignés du nôtre. Il existe bien des choses plus terre à terre comme du polar graphique ou du récit d'aventure moderne. Reste qu'il est tout de même assez rare (mais pas impossible) de rencontrer un scénariste ayant partagé la même expérience que ses personnages (à moins que Geoff Johns soit un Green Lantern). Aujourd'hui nous nous penchons sur un cas récent, celui de Southern Bastards, acclamé par la critique et déjà moult fois récompensé.
Jason Aaron vient du Sud, et par tous les chemins, il y revient. Pas.
Il est clair que le scénariste entretient une relation ambivalente avec ce Sud poisseux et lumineux, violent et apaisant. De son propre aveu, l'Alabama est
plus tranquille mais aussi plus primal, plus habité, plus haineux, plus beau, plus amoché
que n'importe quel autre endroit qu'il ait pu visiter. Cet Alabama vécu, fantasmé, chanté d'amour par Lynyrd Skynyrd, ne cesse de hanter l'oeuvre de Aaron. Ses précédentes collaborations en portent la marque (Scalped, à lire de toute urgence, ou encore dans Wolverine). Mais c'est véritablement dans les pages de Southern Bastards que cette relation compliquée transparaît le plus.
Aaron s'inflige un retour au pays, ainsi en est-il de son personnage principal : si Earl Tubb revient à Craw Country, Alabama, ce n'est qu'à contrecoeur. Le vieux colosse espère vider la maison de son oncle et déraper aussi vite que possible de ce trou ou le réseau ne passe pas. Ce n'est pas pour rien qu'il a laissé le comté derrière lui, il y a de ça quarante ans. L'ombre de son défunt père, ancien shérif au gourdin, pèse encore lourd sur une ville dominée par "Le Coach" de l'équipe de football, et sur ses habitants rongés par la peur et par la haine. Une étincelle suffira à rallumer le bûcher des vieilles rancunes...
Southern Bastards est un thriller violent, profondément ancré dans la haine. L'auteur traite ses personnages sans concessions, jonglant avec les clichés et les situations horriblement normales. C'est ici que se joue la part de fantasme : les personnages (inspirés de vrais individus...) sont tels que nous voulons les voir dans une petite ville où tout se sait instantanément et où le poids de la religion et de l'héritage familial semble plus lourd qu'ailleurs.
Voyage sans retour
L'histoire est habilement servie par les dessins de Jason Latour, qui a également un lourd passif avec le Sud. Les traits bruts et vifs, baignés dans l'ocre de la terre et le rouge du sang, infligent au lecteur une entrée en matière violente, un avertissement planté à l'entrée de la ville s'adressant à tout étranger qui s'y risque, salve d'intimidation graphique annonciatrice de la suite. Les cases semblent avoir été recouvertes d'un filtre "tarantinien" pour un rendu sale et daté, à l'image du souvenir que conserve l'artiste de son cher pays. Les plans iconiques s'enchaînent à la manière d'un néo-western (pour ne pas dire southern), offrant un storyboard de luxe pour la chaîne FX TV Series, qui en a acquis les droits pour une adaptation sur petit écran.
On ne sortira pas entier de ce séjour dans l'atmosphère épaisse de Craw Country. L'odeur de Barbecue et du sang séché restera accrochée à vos doigts un bon moment. Cependant, le portrait de la région et de ses habitants semble bien peu flatteur. C'est peu dire. Jason Latour résume parfaitement l'objectif de la démarche :
Cette série est pour EUX. Ces connards dont on a fait une généralités des gens du Sud.
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