Idéal
7.2
Idéal

Roman graphique de Baptiste Chaubard et Thomas Hayman (2024)

Un style confronté à la vie

L’illustration de couverture sort tellement de l’ordinaire de ce qu’on voit au rayon BD en librairie qu’elle intriguera la plupart de ceux qui l’observeront, à commencer par les amateurs de la culture japonaise. Autant dire que sa lecture apporte son lot de satisfactions, car il s’agit bien d’une BD (one shot) de son temps (2024) qui s’avère à la hauteur de ce qu’elle suggère.


L’esthétique de l’illustration de couverture rappelle donc fortement le style des estampes des meilleurs maîtres de l’époque, disons essentiellement Hiroshige et Hokusai pour citer les plus réputés pour nous européens. Le dessin est d’une grande élégance, dans un style qui tient autant de l’épure (le trait) que du raffinement pour soigner les détails que le dessinateur choisit de représenter. Le travail sur les couleurs est également remarquable, avec des dégradés subtils mettant en valeur le choix des teintes de type pastel. Le dessin lui-même invite tout autant à l’exploration qu’à la méditation, avec une vue du mont Fuji (reconnaissable entre tous) depuis une terrasse qui permet une vue dégagée vers ce qui pourrait aussi bien être un lac que la mer. Une silhouette féminine intrigue car vue de dos. Quant au titre, il pourrait se rapporter au lieu qui semble idyllique. Et pour profiter au mieux de cette lecture, l’idéal ( ! ) est de trouver un moment de calme avec une belle lumière naturelle.


Futurisme japonais


L’action se situe sur une île japonaise dénommée Kino (mot signifiant cinéma, ce qui ouvre une porte sur l’imaginaire), quasiment coupée du reste de l’archipel. Le prologue (30 planches), sans le moindre texte, nous apprend que nous sommes à une époque postérieure à l’année 2155. Les auteurs indiquent d’emblée la situation futuriste qui apparaît essentiellement dans le décor (avec un goût pour l’architecture). Mais le futurisme est dans le thème principal, à savoir l’interrogation sur le devenir de l’humanité avec la banalisation de l’intelligence artificielle. En parallèle, un autre thème essentiel émerge avec toutes ses conséquences : l’enferment, le repli sur soi.


Le prologue


Il nous montre un couple vivant dans une somptueuse maison d’architecte qui ménage de très larges espaces ouverts sur d’immenses baies vitrées. Dans la maison vit également une femme qui s’active comme domestique. Le propriétaire est un Japonais dont on apprend finalement qu’il est le fils et l’héritier de celui qui a construit la maison et fait de l’île où elle se situe un domaine à l’écart de l’agitation du monde, mais aussi de l’évolution des manières de vivre. Les règles qu’il a énoncées y restent en vigueur. En particulier, sur Kino il est interdit d’utiliser des robots, alors que bien entendu ils sont devenus d’un usage courant partout dans le monde. D’ailleurs, certaines entreprises sont en mesure d’en proposer à l’apparence humaine bluffante, puisqu’il n’est pas seulement question d’apparence mais aussi de comportement et de consistance physique : de vrais androïdes. Cette opposition entre tradition et modernisme apparaît lorsqu’un des protagonistes croise un groupe de touristes qui se font expliquer les us et coutumes locales, mais aussi lors d’une scène avec la domestique.


Un couple mixte


Le couple de propriétaires sur Kino doit avoir la quarantaine. Lui, Edo (comme l’ère : 1603-1868, un prénom qui ne doit rien au hasard) Japonais héritier de la tradition est marié avec une européenne (au moins d’origine) nommée Hélène.


Elle est en convalescence depuis bientôt un an, suite à un grave accident de voiture qui lui a valu notamment une blessure à la main. Une blessure particulièrement gênante puisqu’elle est pianiste en poste dans un orchestre philharmonique. Elle arrive au bout de son année de convalescence, mais surtout au moment où elle doit affronter la réalité : est-elle en mesure de reprendre sa place au sein de l’orchestre ? Outre la question du physique, pointe celle du mental. Il semble qu’Hélène soit quelque peu fragile psychologiquement. Cela apparaît avec les failles de son couple. Il semble qu’Edo n’éprouve plus vraiment de désir pour elle. Déjà apparu lors d’un tête-à-tête avec le directeur de son orchestre, le caractère frondeur d’Hélène se manifeste avec ce qu’elle imagine pour tenter de retourner les situations gênantes à son avantage.


Belle réussite


Épais de 235 pages, cet album est une révélation, car pour ses auteurs (scénario signé Baptiste Chaubard et dessin signé Thomas Hayman), il s’agit d’une première. Autant dire que pour un coup d’essai, c’est un coup de maîtres. Déjà, le scénario et le dessin sont en harmonie. Un mot qui convient parfaitement, car tout l’album est dans la tonalité de l’illustration de couverture. Un régal pour les yeux de bout en bout, avec de nombreuses planches sans dialogue, ainsi que de nombreux dessins grand format, l’ensemble bénéficiant d’un travail éditorial remarquable (format large, papier adapté à une impression soignée, pour un très bon rapport qualité/prix). De plus, bien que français, les auteurs nous immergent dans un univers japonais parfaitement crédible, avec la mentalité, les décors, les costumes et une façon d’aborder leurs préoccupations avec une retenue typique. On pourra certes regretter qu’ils n’aillent pas plus loin dans l’exploration de la place des intelligences artificielles dans notre futur. Mais, le scénario élaboré et merveilleusement illustré nous montre déjà une situation bien délicate, avec toutes ses ramifications au sein du couple Edo/Hélène, chaque chapitre apportant enrichissement et complexification de l’intrigue. Le thème de l’enfermement (ou du repli sur soi) est bien amené, avec l’écho subtil entre celui des individus et celui qu’envisage toute une nation, sans oublier celui déjà en place sur l’île. Les conséquences apparaissent très naturellement et peuvent alimenter une réflexion poussée. On pourrait juste regretter que les causes ne soient guère abordées. Quant au dessin, dans la grande tradition de l’estampe, il privilégie la mise en scène, le dessinateur comptant bien plus sur une belle science de l’organisation des planches que sur la suggestion des mouvements par ses traits. Un album aussi intelligent qu’agréable à parcourir.


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Romans graphiques et Les meilleures BD de 2024

Créée

le 24 sept. 2024

Critique lue 264 fois

7 j'aime

2 commentaires

Electron

Écrit par

Critique lue 264 fois

7
2

D'autres avis sur Idéal

Du même critique

Un jour sans fin
Electron
8

Parce qu’elle le vaut bien

Phil Connors (Bill Murray) est présentateur météo à la télévision de Pittsburgh. Se prenant pour une vedette, il rechigne à couvrir encore une fois le jour de la marmotte à Punxsutawney, charmante...

le 26 juin 2013

113 j'aime

31

Vivarium
Electron
7

Vol dans un nid de coucou

L’introduction (pendant le générique) est très annonciatrice du film, avec ce petit du coucou, éclos dans le nid d’une autre espèce et qui finit par en expulser les petits des légitimes...

le 6 nov. 2019

79 j'aime

6

Quai d'Orsay
Electron
8

OTAN en emporte le vent

L’avant-première en présence de Bertrand Tavernier fut un régal. Le débat a mis en évidence sa connaissance encyclopédique du cinéma (son Anthologie du cinéma américain est une référence). Une...

le 5 nov. 2013

78 j'aime

20