On pourrait penser au premier abord que Franquin et ses Idées Noires font preuve d'un manichéisme binaire qui n'a d'égal que la forme "sans nuance" de son oeuvre. Pourtant il n'en est rien. Car le fond arrive, exploit assez exceptionnel, à être encore plus monochromatique que la forme. Les dessins mélangent le noir et le blanc dans des cases, tandis que le fond gardera un esprit entièrement noir, annihilant toute tentative d'établir une échelle de valeur morale.
Les personnages sont soit des monstres, soit des victimes au pathétique qui ne permet pas de sentir une quelconque empathie pour eux. Et même la nature, sensée représenter l'idéal vers lequel il faudrait tendre, est cruelle et se plait à se venger de ceux qui la blesse. En réalité, Franquin dénonce surtout la trajectoire perdue d'avance que prend l'humanité. Difficile de lui donner tort. Ainsi, des moustiques prennent peur de suivre le même chemin que nous, et de nombreuses pages aiment à nous montrer un paysage désolé et post-apocalyptique pour le pire, une civilisation effrayante pour le mieux.
On garde donc bien cette idée de retour aux sources de l'humanité comme remède, mais en aucun cas cette solution n'est idéalisée. Loups, panthères et ptérodactyles se font une joie de dévorer l'innocent.
C'est avant tout l'ironie qui fait la perte de l'Homme ici. Un homme se suicide après avoir voulu savoir ce que ses amis pensaient de lui, un partisan de la peine de mort se fait décapiter, et bien sûr les chasseurs deviennent les chassés. L'Homme n'a donc que ce qu'il mérite. Formule qui paraitra pessimiste, mais qui laisse en réalité un espoir : nous sommes responsables de notre propre futur.
Il s'agit là d'un des éléments qui font de Franquin un personnage loin de son image de dépressif qu'il peut trimbaler. À l'image de son héros Gaston, Franquin est un rêveur génial déçu du chemin que prend le monde, mais qui en saisit toute l'absurdité pour faire preuve d'indulgence envers ceux qui en restent prisonniers, et pour apprécier ce qui vaut la peine de l'être.