Franquin, c’était un artiste extrêmement talentueux, mais c’était aussi quelqu’un qui avait une sévère dépression à revendre. Déjà avant les Idées noires, Franquin en avait marre. Marre des Spirou et Fantasio qui ne lui permettaient pas d’exprimer son plein potentiel, ayant l’impression de salement tourner en rond, avant de se rabattre pour de bon sur la série de notre gaffeur héros sans emploi. Gaston d’ailleurs, c’était déjà une façon pour Franquin de tacler sur les choses qui l’emmerdent. Le militarisme, la chasse, la cruauté de l’homme… Bon évidemment, chez Gaston, ça restait bon enfant, quand une planche était contre la chasse par exemple, c’était au travers de Gaston ayant sur lui un fusil lanceur de carottes, ou alors il y avait l’éternelle confrontation avec Longtarin pour aller contre la forme d’autorité bête et méchante, mais bon, déjà avec ça, Franquin trouvait le moyen de parler des choses qui l’énervaient par le biais de l’humour.
Et puis il craque. La bêtise et la cruauté humaines le fatiguent. Il finit par broyer du noir. Du noir partout. Un peu de blanc aussi, faut que ça reste distinguable. Mais ce qu’il ne pouvait pas se permettre avec Gaston, il le fait là. C’est violent. Très. C’est dépressif. Beaucoup. Un personnage comme Gaston avait suffisamment de personnalité lumineuse pour ne pas qu’on se doute tant que ça que Franquin en avait gros sur la patate. Ici, de la nuance, y a pas. Tout le monde en prend pour son grade dans ces planches, et Franquin, avec ses crayons, son encre, son éternel sens du jeu de mots génialement pourri (accompagné là-dessus d’Yvan Delporte qui nous fait le plaisir d’un "il ne faut pas confondre..." au début de chaque planche), son cynisme et son ironie grinçante, fait un constat sur la chute d’un empire absurde avec un rictus moqueur, entouré de sa bande de potes allant de Gotlib à Roba en passant par Delporte.
Relire ces planches tout de noir et blanc vêtues est, si tant est que le terme puisse être approprié, un plaisir. Car pour autant que Franquin tape sur à peu près tout le monde, sans faire de quartier, il le fait avec un sens de l’humour des plus affûtés. Et de cette façon, on finit par rire aux éclats. L’humour du génial géniteur de Gaston Lagaffe n’a définitivement pas vieilli, tout autant que le coup de crayon d’un homme qui se sous-estimait lui-même (il n’y a qu’à voir la préface de l’album, avec une description de lui-même venant de son ami Gotlib gentiment aspergée d’encre). Les silhouettes, dépressives, fatiguées, monstrueuses ou grotesques, sont des ombres sur un fond blanc, ou alors un peu de blanc sur ce qui aurait été autrement une page engloutie par le noir. Franquin ne va pas bien, mais tout ce qu’il sait faire, c’est faire marrer les gens, alors bon tiens, on va renvoyer à la gueule de l’humanité sa face sombre dans un grand éclat de rire général. Après tout, "ce sont tout de même des gags pour faire rire, non ?".
Alors voilà, par le rire, Franquin déverse sa bile sur tout ce qui l’emmerde. Les chasseurs, qui s’en prennent plein la gueule (littéralement). Les partisans de la peine de mort. La pollution. La politique. Le militarisme, avec toutes les craintes sur l’armement à grande échelle, en seconde partie de la guerre froide. La tauromachie. Le nucléaire. Les fanatiques. Les éditeurs qui ne laissent pas carte blanche et foutent la pression. Bref, la face humaine dans toute ce qu’elle a de plus irrécupérable, de plus cruel et stupide, jusqu’à mener fatalement à la perte. Et aujourd’hui, finalement, il y a encore un peu de ça, on en fait encore des conneries, beaucoup. Pas de pitié pour personne dans cet album. Et Franquin dessine des monstres aussi, il aimait bien faire ça quand il s’ennuyait.
Idées noires, c’est le cri du cœur d’un homme désespéré qui, au final, a choisi de prendre le sujet à bras le corps et de rire à la face de l’humanité. Sans exception. D’une façon qu’il ne pouvait pas complètement faire avec ses Gaston Lagaffe, qui représentaient déjà ses pensées sur le monde mais d’une façon "gentille" (en quelque sorte, Idées noires est donc le prolongement, ou si l’on veut l’apothéose de ce qu’il exprimait dans ses précédentes œuvres). Après, derrière cet apparent nihilisme sans fin, rien n’indique purement que l’homme soit irrécupérable. Mais Franquin, en bon visionnaire qu’il est, semble avoir eu aussi des années d’avance sur nous, et aujourd’hui, on n’est pas encore sorti de l’auberge. On peut trouver ça manichéen (et encore, la nature censée représenter un idéal est montrée sous un jour rancunier), mais les faits sont là : s’il était encore là, on l’imaginerait bien avec son rictus et un bon vieux "je vous l’avais dit" des familles. Du coup, à la fin de cet album, à vous de choisir : face à l’absurdité du monde, soit vous en riez, soit vous en désespérez dans votre coin. Franquin a cela de fascinant qu’au cours de sa talentueuse carrière, il aura fait un peu des deux.
Merde ! C'était un rêve... Le cauchemar, c'est quand on s'éveille...