Face à un Tintin au dessin aussi lisse que sa personnalité et ses aventures, j'ai passé toute mon enfance à lire et à relire les gaffes de Gaston, dont le comportement libertaire, la dégaine trainante et l'énergie créatrice me fascinaient pleinement. Et puis, en cours de français au lycée, je suis tombé sur une planche d'Idées noires - "Il ne faut pas confondre pâle capitaine et peine capitale" - qui me fit prendre du recul par rapport à Franquin.
Car, si je le voyais jusqu'alors comme un doux rêveur fortement imprégné de la pensée soixante-huitarde, l'océan de noirceur, dans lequel il nous invita par la suite à plonger, laissait envisager les ravages de la désillusion après les chantres utopistes. Une décennie s'était écoulée, la crise économique et la hausse du chômage plombèrent les aspirations sociétales, et Franquin sombra dans les abysses de la dépression.
De cette période difficile, Idées noires en est le témoignage. Ne versant jamais dans le nombrilisme plaintif, l'auteur de Spirou déverse sa colère sur la connerie ambiante, sur la cupidité généralisée et la course à l'armement, sur les religions et les faiseurs de dieux... bref, sur tous ces travers de la nature humaine érigés au rang de dogmes.
"Vous qui entrez, abandonnez toute espérance" ? Pas vraiment, puisque Franquin va plus loin que le simple constat, en réalisant un véritable exorcisme sur ses lecteurs : si l'on s'intéresse à ses Idées noires pour leur caractère subversif, on s'en souvient pour leur humour grinçant, profondément nihiliste et existentialiste.