En page 11, Élizabeth Holleville donne à voir une paisible bourgade suburbaine, un peu à l’image de celle que J.J. Abrams met en scène dans Super 8. Les ponts entre les deux œuvres sont d’ailleurs nombreux : toutes deux reposent sur des jeunes protagonistes dont on adopte le point de vue, par ailleurs apprentis réalisateurs de films de genre, et bientôt confrontés à des créatures surnaturelles… En recadrant, page 12, la scénariste et dessinatrice d’Immonde ! insiste sur ce qui caractérise la ville de Morterre : l’entreprise Agemma semble la phagocyter dans une planche où elle apparaît, immense, à son arrière-plan. C’est dans ce cadre géographiquement restreint que Jonas et Camille, des adolescents de 17 ans, ainsi que leur nouvelle amie Nour, récemment débarquée de Paris, vont multiplier les rencontres étranges.
Partant, deux choses vont particulièrement nous intéresser : les personnages au seuil de leur vie d’adulte et la ville industrielle. Chacune est porteuse de ses propres meurtrissures. Camille, une fille se sentant garçon, ne remet pas seulement en question les assignations sexuelles. Elle verbalise tôt le mal-être adolescent, quand, à un arrêt de bus, elle fait l’objet de moqueries : « Pourquoi on nous congèle pas pendant l’adolescence ? On nous réveillerait à 18 ans, vierge d’acné et de traumatismes psychologiques. » Nour, qui vient de quitter Paris pour Morterre, voit se porter sur elle toutes sortes de préjugés, liés à son rang social (vient-elle de Paris… ou de sa banlieue ?) et à sa religion (ne mange-t-elle pas de viande parce qu’elle est végétarienne… ou musulmane ?). Quand elle se positionne au-delà de ses personnages, Élizabeth Holleville n’omet pas d’y inscrire d’autres enjeux. Agemma incarne ainsi à la fois la pollution industrielle, le cynisme capitalistique et la corruption politico-économique.
Pour bien le comprendre, il suffit de se reporter à quelques détails : une réunion à l’Hôtel de ville où un capitaine d’industrie invite la mairie à se préoccuper de ses affaires, c’est-à-dire le marché de Noël, et à le laisser vaquer à ses propres occupations ; un employé disparu réapparaissant avec de terribles excroissances sur le visage ; des salariés promus en échange de leur silence… Et puis, il y a cette tentation, certes exagérée, de recourir à des créatures nées de la pollution pour remédier aux carcans du code du travail : « À terme, non seulement nous pourrons les utiliser pour creuser nos propres galeries, mais de plus sans revendications ni maladies professionnelles… ils constituent les employés idéaux. » Comme le claironnent les graffitis apparaissant sur les murs de Morterre, Agemma empoisonne et défigure la ville. Et si ces cris d’alarme disparaissent si vite, c’est parce que cela a lieu dans un silence assourdissant. Est-ce si surprenant dès lors qu’Agemma a redonné vie à une ville qui se vidait auparavant de ses forces vives ?
Les dessins d’Immonde ! ne figurent probablement pas parmi les plus sophistiqués du genre, mais ils se prêtent parfaitement à l’univers portraituré par Élizabeth Holleville, dont la cohérence chromatique est d’ailleurs à saluer. Le récit est maîtrisé, pétri de références (parfois un peu trop voyantes) et arrimé à des personnages attachants. Les années 1970 et 1980, David Cronenberg, Steven Spielberg ou Stephen King : les influences apparaissant dans l’album sont nombreuses et populaires. Un extrait de Scanners, un poster de The Fly ou de Jaws, des malformations cronenbergiennes à la pelle, une ambiance très Stranger Things, des livres disséminés çà et là : Élizabeth Holleville s’emploie à augmenter son univers par le truchement de références cinématographiques et littéraires. La scénariste et dessinatrice parvient aussi à attirer l’attention du lecteur sur des sujets qui ne sont évoqués que de manière marginale : on apprend au détour d’un extrait vidéo que des singes se disputent une source d’eau à cause de la sécheresse, on assiste à un cours sur les gaz à effet de serre, on découvre que la jeunesse de Morterre fabrique du faux shit de manière artisanale…
Malgré les quelques facilités conceptuelles d’un récit un peu trop convenu, Immonde ! ne trahit aucune de ses promesses : il évoque la fin d’adolescence avec sensibilité, il délivre un bestiaire pléthorique et inventif, il narre habilement les collusions entre les pouvoirs politique et économique… Surtout, il appâte le lecteur en capitalisant sur la nostalgie du cinéma des années 1970-1980 et s’inscrit effectivement, comme cela a été abondamment mentionné par l’éditeur Glénat, dans les pas de l’illustre Charles Burns (la lecture de Dédales suffira à s’en convaincre).
Sur Le Mag du Ciné