Insupportable, connaissez-vous ce mot ? Vous savez l'écrire, c'est entendu, vous l'avez vraisemblablement lu ou entendu un bon millier de fois déjà, peut-être même vous êtes-vous déjà essayé à le prononcer mais, je vous le dis avec l'assurance qui caractérise les idiots dans mon genre : ce mot, vous n'en avez jamais compris la signification véritable. Moi non plus je n'avais pas réellement mesuré le potentiel dissimulé derrière chaque syllabe de ce terme qui ne m'apparaît soudain plus aussi innocent qu'il le fut jadis. J'ai fini par ressentir sa signification. En pleine gueule que ça m'a sauté lorsque j'ai ouvert Innocent.
Il est des personnages tout simplement... chiants. Il y en a même une floppée, j'ai d'ailleurs tout un recueil de critiques pour soutenir ma thèse. Mais des qui soient correctement écrits - je retiens mes guillemets - et qui vous tapent sur les nerfs, ceux-là, oui, ils sont insupportables. De la profondeur, ils en ont. Ils en ont comme un gouffre sans fond peut en avoir. Un dans lequel on n'aimerait pas se jeter à corps perdu.
Ce bon monsieur Sakamoto, finalement, il sera descendu bien bas depuis Ascension. J'aime pas, non, j'aime pas écrire le mot «émo». C'est connoté, c'est même trop facile le plus souvent. Seulement... faute d'alternative, il faut bien s'y résoudre. À contrecœur, certes, mais à dessein.
Tant de choses auront été dites sur Shinji Hikari. Les crachats plus que les mots auront trop souvent pris soin de couvrir le personnage lorsque les fans en faisaient une hagiographie tournant au lynchage. Mais Shinji n'a rien fait de mal. Pour en prendre la mesure, je vous invite à lire Innocent.
Pourtant, ceux qui me connaissent et même ceux qui me devinent savent très bien que je trique pour dame Guillotine (notez la majuscule, signe de révérence). On n'a pas fait mieux comme remède depuis la pénicilline. Et puis, le chauvinisme s'en mêle. Que voulez-vous, c'est français comme concept. Car la Guillotine, ça n'est pas un outil ni un instrument, c'est une idée. Une idée porteuse d'un monde meilleur. À condition de ne pas se trouver en-dessous du moins.
L'Histoire de France en toile de fond, un bourreau dans les coulisses : l'œuvre n'avait pas commencé que Sakamoto m'avait déjà mis à genoux, tout disposé que j'étais à me prosterner. Ascension, je ne l'avais pas tant aimé pour son histoire ou sa thématique mais pourtant, j'aurais été contraint, par la simple force de sa plume, d'abdiquer devant une grandeur que je n'aurais pu ignorer après l'avoir constatée.
Seulement, on ne renoue pas toujours avec la grandeur car dans les faits - implacables et têtus - Waterloo fait suite à Austerlitz.
Le travail de recherche est là. La question des sources est cependant en cause. Quand, à la fin du dix-huitième siècle, les tirages des journaux s'étendaient à quelques centaines de milliers d'exemplaires quotidiens, présenter les Français d'alors comme analphabètes dans l'ensemble, qui plus est dans les alentours de Versailles, fait suite à un truisme historique erroné. Recherche il y a eu, c'est incontestable ; Sakamoto est un bosseur, mais il aura ici puisé son eau dans un puits enrichi au cyanure.
Trop esthétiser une période où la notion de propre et de pur n'étaient pourtant plus que de très lointains souvenirs est un parti pris. Un parti pris qui, avec moi n'a pas trouvé preneur. C'en est même ridicule tant tout cela est controuvé au pinceau. Les jolis visages propres et lisses, les postures pas même quasi, mais absolument érotiques quand la douleur survient. Le dramatique devient dramatisme. Le sens du cosmétique plastique et narratif y est ici clairement abusif et exacerbé à outrance.
Avec Innocent, on ne détourne pas le regard devant la torture, mais devant l'esthétisation féminisée qui en est faite.
C'en est à un point où le dessin m'apparaît quelconque. Ce même trait que j'avais par instants comparé aux meilleurs du temps de ma lecture d'Ascension, il est ici employé à si mauvais escient qu'il se compromet au contact d'une trame venimeuse de mauvaiseté.
Les platitudes à l'envolée, c'est par pelletées entière qu'on vous les sert. Sans sel qui plus est.
Très tôt, le lecteur est assailli par une légion de truismes et autres poncifs résolus à venir à bout de ma patience. «Est-ce que les humains sont meilleurs que les oiseaux et les poissons ? Je veux dire... nous ressentons tant de douleur rien qu'à vivre». J'ignore si ces fadasseries sont du cru de l'auteur où s'il a dû écumer les journaux intimes de collégiennes en pleine puberté pour nous gratifier d'une telle réflexion de haute-volée, mais j'en viens à regretter âprement la quasi-philosophie de Planètes.
Et parce que la plume de son auteur a été trempée dans un récipient maudit, pas un personnage n'est écrit convenablement. Ils sont tous tellement enrobés dans l'affèterie cosmétique qu'ils ne sont que des formes sans fond. Charles-Henri est innocent de tout et, par contraste, ses contemporains, pour mieux lui donner prétexte à la pleurnicherie, se doivent d'être odieux. C'est le cas de son père, c'est le cas de la noblesse française supposément dégénérée jusqu'aux derniers excès et ce sera le cas de l'engeance révolutionnaire.
Ce bon monsieur Sanson serait alors une jolie fleur de lys injustement teintée par le sang impur d'un monde inique duquel il est la seule exception. Et, après avoir relu cette dernière phrase ainsi écrite, je soupire. Je soupire car je sais que je n'exagère malheureusement pas. Le manichéisme en place est infantilisant au possible et on en attend un peu plus d'un Seinen signé de l'auteur d'Ascension.
Marie-Josèphe elle aussi - comme tous finalement, mais elle dans un registre qui lui est propre - est insupportable. J'aime pas les anglicismes. Je les aime pas, ça non ; mais edgy s'impose comme la cirrhose après avoir été trop saoulé. Marie-Josèphe étant bien évidemment érigée à partir de la fiction seule et son rôle aura fantasmé à l'extrême au point d'être une pure invention. Car il faut croire que l'histoire de France, à cette époque, n'avait pas suffisamment d'informations marquantes et de figures emblématiques à mettre en avant pour valoir qu'on en fasse la recension. Qu'est-ce qu'on ferait pas pour mettre en avant un personnage féminin insipide.
On brasse dans la mignardise et les lieux communs. Le bain ambiant est si poisseux qu'on y embourbe et qu'on s'y noie. Il faut dire que, ce bain, il est rempli des larmes de ce bon Charles-Henri. Car que fait-il, celui-ci, si ce n'est se lamenter si ostensiblement tout du long de ses aventures ? J'en venais à me demander comment il ne se déshydratait pas tant il passait son temps à chouiner et laisser des larmes perler le long de ses joues. Toujours avec cette élégance cosmétique qui ne rend les faits que plus insupportables à la lecture.
L'Histoire est apparemment accessoire dans l'épopée de Charles-Henri Sanson. Seule l'histoire, avec un «h» minuscule et même microscopique trouve ses accès. Et devinez quoi... ça sera prétexte aux larmes. Celles de Charles-Henri. Éventuellement celles du lecteur. Car à force de bâiller, les larmes, parfois, s'échappent de dessous nos paupières usées par une lecture justement usante.
Et quand l'Histoire pointe le bout de sa truffe - timidement toujours - ce n'est que pour être gratifiée d'un violent coup de poing. La réinterprétation des faits historiques de Sakamoto tient plus de la boucherie que de l'étude de cas scrupuleuse. On retrouve François Damiens, qui ici était ami avec Charles-Henri, ou encore Louis XVI (ce bellâtre comme chacun le sait), qui avait une relation homosexuelle cachée avec ce même Charles-Henri (ce qui n'est pas grave puisque Marie-Antoinette avait en parallèle une relation lesbienne avec Marie-Josèphe), ont alors droit au révisionnisme de rigueur quand un mangaka japonais s'essaye à l'histoire de l'Europe. Ce n'est pas les personnages qu'on torture, c'est toute l'Histoire de France de la deuxième moitié du 18e qui passe au billaud. L'agonie alors, y est insoutenable.
Tout cela est bien malheureux... car l'histoire de mon pays, je la connais bien. Et ce paradigme, ânonné comme un énième truisme grogné par un porc voulant que chaque sujet de sa majesté n'était que la proie potentielle d'un monarque impitoyable et cruel, ça a de quoi faire rire tant le lieu commun est éculé.
Car quand on sait que l'auteur même de cet ouvrage vient du pays du protocole Stupeur et Tremblements, stipulant que l'Empereur était littéralement connu comme un dieu vivant par sa population, tout cela a un côté truculent qui, alors, prête à un rire légitime. Je vous parle alors de cette même population japonaise dont la condition paysanne, en ce même siècle où se déroule Innocent, était plus précaire encore au regard de ses acquis matériels et juridiques que celle de l'Europe à la chute de l'Empire romain d'Occident.
Oui, décidément, y'a de quoi rire. Pour ce qui est de la rigueur du travail de documentation, en revanche, il y a de quoi pleurer de concert avec Charles-Henri. Si le vrai Sanson avait été le lecteur de la chronique qu'on a fait de lui, alors, les larmes versées à torrent s'expliqueraient d'autant mieux.
Sakamoto a tourné malgré lui en dérision une famille illustre au regard de la postérité pour en faire une affaire de comtes vampires gothiques qui ne dit pas son nom. Il ne voulait pas écrire un manga historique, mais un prétexte aux dessins de belles personnes aux visages lisses et aux longs cheveux propres et ondulés habillés de somptueuses parures du 18e, le tout, en leur donnant des airs tourmentés et baroques à chaque page. J'ignore avec quelles intentions l'auteur s'est lancé dans l'écriture d'Innocent, mais je ne pense pas me fourvoyer en arguant que celles-ci étaient mauvaises.
Autant de raisons pour lesquelles je ne rempilerai pas avec Innocent Rouge. Une dose de connerie concentrée me prémunit de la seconde. C'est ce qui fait de moi un homme si sage et blasé.
Qu'y a-t-il à dire pour conclure ce qui, justement, se poursuit dans une deuxième œuvre ? Une phrase seulement suffira je pense : «Ne laissez jamais les Japonais toucher à l'histoire de France bordel de merde».