La violence d’un contraste, en deux pages de temps – les premières qui plus est – suppose et démontre une réelle maestria dès lors où le coup nous va droit à l’estomac. Hiroshi Motomiya a une vision très nette de ce qu’il a à nous rapporter. Plus qu’un dessin, mieux qu’une histoire, il traduit aussi un ressenti. Nous ne voyons pas son personnage principal dans les planches qui nous viennent, mais nous vivrons à travers lui un court temps ; celui imparti tout du long d’un tome riche et intense.


Le dessin nous hurle « Gekiga » ; c’est un vestige de cette époque, et un rutilant malgré les années passées. Difficile de croire que ce manga ait été publié en 2009 ; difficile car il est d’abord plaisant à lire, mais aussi et surtout car la trace du dessin, qu’on croirait désuet, témoigne du caractère indémodable et invariable de la qualité, sous quelque forme qu’elle soit susceptible de revêtir. Des graphismes pareil, ça a cinquante ans ou presque, et ça ne les empêche pas d’accomplir la tâche qui leur est attribuée : celle consistant à nous transmettre un récit digne d’intérêt. Il y a, dans les regards, un rien de Tetsuo Hara avec, sur certains visages – notamment féminins – des restes prononcées de Hitoshi Iwaaki. On trouvera difficilement motif à s'en plaindre.


C’est une œuvre adulte qui nous vient là. Un salarié d’une cinquantaine d’années est, pour ainsi dire, jeté aux rebuts du fait de son obsolescence. Le malséant ne sait pas utiliser un ordinateur, figurez-vous. Pour lui, la vie s’arrête ; il n’est pas né à temps, n’a pas su se contorsionner jusqu’à épouser la forme du progrès technique venu l’aliéner et se substituer à lui.

Y’en a à qui cette thématique paraît vaporeuse, évanescente. Que ceux-là attendent que l’Intelligence Artificielle persiste à commettre ses bons offices.


Je ne suis pas Mort est la traduction d’une crise du sens, une qui se sera imposée aux Hommes par l’économie et la technique. Elle ne se formule pas en ces termes exacts et froids, préférant rapporter le sentiment qui découle du postulat, sans se priver d’y instiller un rien d’espoir raisonné.


Naturellement, jouer le jeu de l’ordre social suppose de devoir abandonner la partie dès lors où l’on est frappé du sceau de l’obsolescence. Ceux qui, eux, continueront à jouer le jeu, vous laisseront sur le bas côté. C’est le jeu qui veut ça. Un petit jeu de con auquel personne ne participe vraiment de son plein gré mais qui régente jusqu’à notre existence. Et cela, jusqu’à ce qu’on en soit exclu pour ainsi s’en émanciper.

Chômage ergo divorce, je chôme donc je meurs. La ritournelle n’est plus tragique à force qu’elle soit devenue banale. Trente ans de mariage, ça pèse pas lourd devant un compte en banque. Un poids mort, ça se largue, comprenez-vous. Faut pas leur en vouloir à ces femmes qui, le cœur lourd mais l’annulaire allégé d’une alliance, choisissent d’aller de l’avant. Ce sont elles les plus à plaindre pour avoir à prendre cette décision si difficile que de devoir poignarder dans le dos quand la bête faiblit.

Salopes.

Soyons honnêtes toutefois, le phénomène, poussé jusqu’aux strates qu’on observe ici, est tout de même notoirement japonais. La France s’embarrasse de davantage de pudeurs dans cet exercice fâcheux. Il n’en demeure pas moins qu’une fois sorti du circuit économique, l’humanité vous est contestée par les bels gens. Nombreux ceux-ci. Enfin… jusqu’à ce que l’Intelligence Artificielle soit allée jusqu’au bout de sa logique.


L’œuvre est sortie non pas de l’imagination mais de la mémoire de son auteur. Le couplet sur le flic à vélo qui avait un regard encore plus sévère que la police anti-émeute du temps de ses années jeunesse, est d’une impitoyable acuité. Les mercenaires de l’État, éloignés de leurs impératifs civiques, sont eux aussi les complices et chevilles ouvrières de la machinerie économique. Avec le regard porté du lecteur que nous sommes, extérieur au récit qu’on nous conte, on jurerait voir un reportage animalier où les dynamiques sociales nous sont narrées implacablement. La machine à broyer n’en apparaît que plus mécanique dès lors où on s’attarde sur ses rouages.

Le rouage de la police sautera lui aussi, pas assez impitoyable dans la répression zélée qu’il perpétue sans qu’on n’ait à l’y forcer. On lui préférera des miliciens étrangers à la communauté qu’ils encadreront, puis les machines. Et la situation n’en finira pas d‘empirer tant qu’on s’essaiera à ce petit jeu de con.


Tous les chiens de garde sont de sortie. Après les agences pour l’emploi et les flics, les médecins. Noble profession s’il en est. Un peu entachée de merde désormais qu’on sait à quel point ils ont soutenu un narratif faisant les beaux jours de l’aimable et désintéressée industrie pharmaceutique, mais une si noble profession…

Ils vous diront qu’il faut arrêter de fumer alors que vous avez tiré votre première latte au service militaire, gracieuseté de l’industrie du tabac, elle aussi à l’époque complaisamment complice de l’État.


Le paysage humain de monsieur Okada Kenzo est cerné d’ombres et de murs froids. Y’a d’autant plus matière à s’en désoler que ce qu’il a sous les yeux, on l’a à notre fenêtre.


Toute sa vie, et on a même un Flash Back pour en attester, Okada Kenzo aura été un honnête homme. Vertueux, sympathique, travailleur et calme, ses impôts, il les a payés en temps et en heure. C’est là toutes les caractéristiques attendues du bétail. Tout, de son éducation à domicile ou à l’école, jusqu’à son entreprise, l’auront formaté lui et d’autres à être de parfaits petits agents disciplinés. Ils naissent, ils étudient, ils travaillent, puis, une fois leur obsolescence actée, se suicident aimablement. Lors de leur oraison funèbre, on jurera ce qui constitua leur existence put être qualifié de « vie », puis on fermera le tiroir avant de passer au suivant.

Voilà pour la panacée de la vie moderne, dans un contexte urbain. Et on s’étonne que tant d’hommes, surtout au Japon, fassent sécession et s’astreignent à un ermitage moderne, loin des autres bien qu’au milieu d’eux.


La solution – y’en a une, remballez cette corde – se trouve en dehors du plan matériel. Jésus encourageait à abandonner ses trésors terrestres pour en gagner de plus grands aux cieux. L’idée n’est pas si éloignée de celle de la sécession moderne. Vous voulez être au-delà de ce monde qui vous écrase ? Il faut alors en être au dehors. Okada Kenzo n’a commencé à être libre qu’à compter de l’instant où il n’avait plus rien à perdre. Plus de famille, plus d’argent. Ça passe aussi par ça, la liberté concrète, pure et inaltérée. On en avait d’ailleurs eu un avant goût savoureux avec Une Sacrée Mamie, Suicide Island et Kurosawa. On ne satisfait de son existence que lorsqu’on en a triomphé dans l’adversité ; lorsqu’on l’a méritée dans le sang et la sueur.

D’où les anti-dépresseurs prescrits massivement aux populations besogneuses du tertiaire.


La minute Rambo est malvenue. Que Kenzo se soigne sans anesthésiant, en pleine forêt, en allant recoudre une blessure au flanc avec du fil et une aiguille ; j’achète pas à moins qu’on me fasse un rabais.

Le fait de se réinventer, retrouver un sens à sa vie, en s’abandonnant à la vie sauvage me conduit à penser que Je ne suis pas Mort, publié en 2009, s’est pas mal inspiré de Suicide Island, paru un an auparavant. Cela n’ôte rien à son volet social d’une absolue pertinence. La deuxième moitié de l’œuvre, cependant, s’impose trop facilement pour qu’on en retire une réelle satisfaction.


En un rien de temps, avec sa bite et son couteau (et un dépotoir en forêt non loin), Okada Kenzo, sans compétence en survivalisme, lui, diabétique, qui a passé une vie d’employé de bureau, se fabrique sa cabane dans les bois avec une toiture impeccable, son jardin, et son enclos où il y élève des sangliers. Il manque une dizaines de paliers de décompression avant de passer du postulat initial à ce qu’il deviendra en vingt pages de temps à peine. De quoi sérieusement entamer la crédibilité de l’œuvre.


J’ajouterai que la famille de Kenzo est un poil trop cruelle pour être vraiment acceptable du point de vue de la narration. Les enfants sont infects, ne pensant qu’en terme d’assurance vie et d’héritage, avec des regards froids… je ne dis pas que ces gens-là n’existent pas – je travaille dans les pompes funèbres – mais ils sont loin d’être légion et, la plupart du temps, prennent au moins la peine de déguiser leurs sournoiseries derrière un visage amène et de bonnes intentions sirupeuses.


De même, la jeune femme qui cherche à se suicider, le rejoint et se sent de vivre une vie de bohème en forêt avec un vieil homme retourné à l’état sauvage, même avec beaucoup d’imagination, j’ai beaucoup de mal à y croire.

Et la crédibilité de l’œuvre n’en finira pas d’être piétinée avec les trois violeurs inopinés qui chercheront à cueillir la demoiselle à la sortie d’une clinique, et en plein jour, pour être rétamés par Kenzo le survivant. Ça fout un coup sévère au sérieux de l’histoire ; une de plus. D’autant que ça n’en finit plus. Kenzo demande à un obstétricien de lui apprendre à faire accoucher une femme en pleine nature et, le médecin, débonnaire, lui remet un ouvrage dans les mains sans chercher à l’en dissuader, nous assurant qu’il a vu la détermination dans son regard.


J’ai commencé le manga en hochant la tête en signe d’approbation, puis l’ai terminé en secouant légèrement cette même tête d’un air navré. La scène de l’accouchement n’était certes pas trop mal, on serre les dents jusqu’à l’issue, mais outre cela, la vie de Kenzo est presque une partie de Minecraft en mode peaceful tant tout y apparaît simple au milieu de la nature.


La scène finale de Kenzo était là encore un poil cliché et, la fin, si elle se veut réconfortante, est en réalité d’un tragique mal compris par son auteur. Taro, à son tour, va retrouver la ville, rejoindre le système scolaire, se laisser formater et devenir un homme moderne, une créature amoindrie qui acceptera de jouer au jeu fatal de la vie en société contemporaine. Y’a pas de quoi s’en réjouir ; c’était là tout le point de départ qui a conduit Kenzo à connaître à terme une issue aussi peu flatteuse. L’auteur a trahi son propre propos en un volume de temps.

On se laisse prendre par Je ne suis pas Mort, puis après un court envol, il nous lâche et nous abandonne après s’être abandonné lui-même. Le manga avait ce qu’il fallait pour être mémorable, mais il se sera renié faute d’avoir réellement assimilé ce qu’il avait à nous dire. On lui pardonnera à moitié du fait d’avoir eu si peu de pages pour s’étendre ; mais à moitié seulement.

Josselin-B
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le 8 déc. 2024

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Josselin Bigaut

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